Frank Pé, par delà les cases

frank-peIl aurait pu se contenter d’être un talentueux auteur de bande dessinée. Frank Pé, dessinateur de la magistrale trilogie Zoo, s’est cependant illustré dans bien d’autres domaines, passant de la planche à la fresque ou à encore la sculpture. Les différentes facettes de cette œuvre protéiforme et attachante font l’objet de l’exposition rétrospective Frank Pé ou Les Passions d’un Faune au Centre belge de la Bande dessinée.

« Je viens de la tradition franco-belge et mes racines, c’est Franquin »[1], déclare Frank Pé. Il fait partie de cette génération héritière des « grands anciens » de la bande dessinée franco-belge. D’aussi loin qu’il s’en souvienne, il a toujours voulu dessiner. Enfant, il lisait le magazine Pilote, Tarzan, Prince Vaillant puis le journal de Spirou, où il publie ses premiers dessins à l’âge de dix-sept ans à peine. Il mène parallèlement ses études à Saint-Luc et le livre de Philippe Vandooren Comment on devient créateur de bande dessinée [2] devient sa bible. Une vocation est née.

Frank, qui a longtemps signé de son seul prénom, est un auteur rare. Certains le disent lent ; lui se présente plutôt comme méticuleux ! Outre ses deux séries phares, le sympathique Broussaille et l’éblouissant Zoo, les lecteurs de Spirou connaissent le strip l’Élan, paru dans le journal principalement dans les années 80. Plus tard, il a rendu hommage à de nombreux personnages emblématiques du 9e Art dans Les portraits héroïques, puis s’est frotté à la bande dessinée américaine dans une version toute personnelle de Little Nemo. 2016 s’annonce comme une année importante puisqu’elle verra la sortie en librairie de son album des aventures de Spirou.

Si Frank Pé est avant tout reconnu pour son travail d’illustrateur de bande dessinée, d’autres projets occupent sa vie d’artiste. Il réalise ainsi des fresques en public, parfois gigantesques, sculpte les animaux qu’il aime dessiner, illustre des calendriers et a travaillé avec des parcs animaliers. En outre, il a collaboré à deux reprises avec le monde du cinéma : d’abord en 1998, lorsque la Warner lui propose de créer des personnages pour le dessin animé Excalibur, l’épée magique ; en 2010 ensuite, pour l’adaptation à l’écran du manga Quartier Lointain. Le protagoniste du film étant lui aussi auteur de bande dessinée à succès, Frank dessine son travail. Il réalise une série de bande dessinée factice, Agatha Hayes, dont on ne voit que les couvertures et les croquis.

On l’a compris, Frank aime se consacrer à des projets qui lui permettent de sortir des planches à dessin et des bulles et lui ouvrent de nouveaux horizons. « C’est douloureux d’enfermer mes dessins dans des cases, de cloîtrer tout cette énergie. »[3] Pour autant, la bande dessinée ne cesse de le rappeler à elle et reste au fondement de son œuvre.

Le Bruxelles de Broussaille

frank peLe personnage de Broussaille apparaît pour la première fois dans le journal de Spirou en 1978. Il y devient récurrent et le premier album de la série, Les baleines publiques, est publié des années plus tard, sur un scénario de Bom. Dès le départ, son personnage semble étroitement lié à la ville de Bruxelles. Comme Frank, il vit dans le quartier du Luxembourg, qui accueille aujourd’hui les institutions européennes. « Je suis un pur Bruxellois. D’ailleurs, Broussaille, c’est Bruxelles. »[4] Si Broussaille aime, comme celui qui le dessine, bourlinguer à travers le monde (il visite le Japon et le Burundi dans le quatrième tome de ses aventures), il loge dans un appartement mansardé et se plait à déambuler dans les rues. Le coin est propice à la rêverie, aux rencontres et découvertes insolites. Pas besoin d’aller si loin, finalement, pour vivre l’aventure. L’album emmène le lecteur au Museum des sciences naturelles, que l’on découvre presque désert, tel qu’il était avant sa rénovation, ainsi que dans les brasseries et épiceries du quartier. Le parc Léopold y fait aussi une incursion. « J’ai un attachement particulier au premier album de Broussaille. […] J’ai toujours ressenti très physiquement les rues de ce quartier de Bruxelles »[5] en faveur duquel le dessinateur s’est engagé dans un mouvement citoyen lors des travaux qui ravagèrent ces rues ixelloises.

Si dans le deuxième tome, Broussaille fait un court séjour à la campagne, c’est pour mieux revenir chez lui dans La nuit du chat. Dans cet album, probablement le plus apprécié de la série, le prétexte de la fuite de son félin domestique entraîne le jeune héros dans une balade nocturne. L’obscurité de l’heure tardive confère aux lieux une atmosphère toute différente de celle que lui connait Broussaille. C’est hors des sentiers battus qu’il explore sa ville, entre terrain vague, maison semi-abandonnée et vue sur des scènes de la vie cachée de ses habitants.

Frank aime Bruxelles et la ville le lui rend bien puisqu’une fresque de Broussaille accompagné de sa petite amie en pleine promenade au Plattesteen peut être admirée au…Plattesteen.

Le faune de Frank

frank pe faune.jpgDans le cinquième tome des aventures de Broussaille, Frank travaille pour la première fois sans Bom. Dans Un faune sur l’épaule, la ville se fait pesante, absurde, polluée. La nature semble une échappatoire qui permet à Broussaille de se reconnecter à lui-même. Cette thématique est d’ailleurs loin d’être anecdotique dans l’œuvre de Frank.

À l’origine de sa publication dans les pages du journal Spirou, Frank a pour mission de concevoir une rubrique sur la nature et les animaux. C’est dans ce cadre que Broussaille fait son apparition. Ce thème, très présent dans l’ensemble de son travail, il souhaite le traiter sans intention militante : « Je n’ai pas d’objectif pédagogique avec mes œuvres, je veux seulement partager ma passion pour l’incroyable créativité présente dans la nature »[6]. C’est par l’émotion et le ressenti que le dessinateur donne à voir une nature propice à la rêverie, au recueillement, à la découverte, que l’on ne peut que souhaiter préserver. Esthétisée, foisonnant de vie, de couleurs, elle apparaît pleine de merveilles cachées. Elle se présente comme un refuge où les héros de Frank Pé, Broussaille mais aussi Manon dans Zoo, peuvent redevenir eux-mêmes, loin d’un monde qui leur semble tourner fou.

Un faune sur l’épaule sort des schémas narratifs classiques de la bande dessinée. À la limite de l’essai, cet album, qui digresse volontiers vers le philosophique et le spirituel, est né d’un ras-le-bol de Frank face à la pollution, à la mondialisation et à l’individualisme de notre époque. Représentant d’une sagesse ancestrale, le Faune emmène un Broussaille indigné par les dérives de la société et l’invite à se mettre à l’écoute de la nature qui l’entoure mais aussi de celle qui sommeille en lui.

Aujourd’hui, Frank Pé a quitté la ville pour la campagne. Ce qui l’intéresse, c’est essentiellement le lien entre l’homme, la nature et l’art. C’est parce qu’il réunit tout cela que le zoo retient tant son intérêt.

Zoo

frank pe zooDepuis sa plus tendre enfance, Frank voue une passion à l’univers du zoo. Ces mises en scène de la nature proches de l’œuvre d’art le fascinent et il nourrit l’envie de raconter une histoire qui se déroulerait dans l’un d’eux. En 1991, parce qu’il souhaite le meilleur pour cette bande dessinée qu’il ne parvient pas à écrire, il fait appel au scénariste Philippe Bonifay. Ensemble, ils se rendent au Zoo d’Anvers afin de s’imprégner de son atmosphère. C’est assis sur un de ses bancs que Bonifay y trouve une généreuse inspiration : en dix minutes, il écrit les grandes lignes de l’intrigue et les caractéristiques des quatre personnages principaux de ce qui deviendra l’un des fleurons de la collection Aire Libre.

La suite sera moins rapide puisque le premier tome ne parait qu’en 1994. Les nombreux échanges entre les deux auteurs, qui débattent de chaque détail de leur histoire, ainsi que le soin extrême que Frank apporte à son dessin, dont le style a considérablement évolué depuis ses débuts dans Spirou, feront de la publication de la trilogie Zoo une saga qui s’étendra sur pas moins de seize ans.

L’histoire se déroule en Normandie à l’aube de la première Guerre Mondiale. Alors que le monde est sur le point de se déchirer, le zoo apparaît comme un refuge qui accueille des êtres blessés par la vie. Le lieu semble vivant, il réagit à l’histoire.

Le résultat de cette collaboration est époustouflant. Le scénariste et le dessinateur se complètent à merveille et le style graphique de Frank touche au chef-d’œuvre. Son dessin explore une palette de techniques et d’effets qui confèrent à la narration une atmosphère incomparable. Son travail sur le clair-obscur est exceptionnel. « Dans Zoo, j’ai aimé saturer les ombres et les lumières, comme certains photographes, pour faire paraître une réalité plus étrange, légèrement transcendée. »[7] L’album revêt d’ailleurs les tons sépia des anciennes photographies. Les couleurs ne font leur apparition que lorsqu’on pénètre dans le zoo : c’est la faune et la flore qui enrichissent la palette de Frank. Son trait utilise des lignes de forces qui donnent expressivité et mouvement aux animaux et aux personnages.

Pour imaginer son jardin zoologique, Frank a été influencé par de nombreux zoos européens mais également par les serres de Laeken qui ont marqué son enfance. S’il puise son inspiration dans des trésors d’architecture, il la trouve aussi dans la sculpture. Frank, qui est marqué par l’œuvre de Rodin, prête au personnage de Buggy les traits d’un autre artiste, le sculpteur animalier Rembrandt Bugatti. Le dessin confère du poids aux corps, les sculpte en leur donnant de la matière. Son univers, bien qu’onirique, est profondément incarné.

Cet univers, Frank Pé le décline par la suite dans d’autres types d’œuvres. Outre l’album Zoo, la visite, recueil de textes et dessins inédits autour de la série, Frank continue à l’explorer dans des fresques, parfois gigantesques. Il les réalise en direct lors d’événements, tels que le Festival d’Angoulême, et les présente lors d’une exposition au Centre d’Art de Rouge Cloître en 2011, Bestiaires et Art Nouveau. À cette occasion, il conçoit des tableaux inspirés du style Art Nouveau et d’Alfons Mucha. Il y expose également ses propres sculptures.

La thématique du zoo l’a aussi conduit à collaborer avec des parcs animaliers et à travailler sur le projet « Atelier zoo », lieu mêlant découverte de l’art et de la nature que l’auteur évoque depuis de nombreuses années. L’univers de sa série lui permet ainsi d’explorer toute une palette d’arts plastiques. Et s’il s’éloigne alors de la bande dessinée, c’est pour mieux revenir aux sources de ce qui lui a, dès l’enfance, donné l’envie de dessiner.

Nemo, Spirou et les autres : les icônes de la bande dessinée

frank pe spirou.jpgEn 2008, Frank se fait plaisir et rend hommage à de nombreux héros de la bande dessinée. Dans Les portraits héroïques, il croque des personnages, principaux ou secondaires, de séries parmi les plus emblématiques du 9e Art. Le Comte de Champignac, Corto Maltese, De Mesmaeker, Lucky Luke ou Blacksad sont représentés d’une manière nouvelle, loin de leur image habituelle. Frank dit avoir été influencé par la Galerie des Offices à Florence. « Faire le portrait de héros de bandes dessinées était pour moi un moyen […] d’importer en BD les qualités de la peinture. […] J’ai voulu m’imposer les règles de cet art qui demande de raconter toute l’histoire du personnage en une seule image. »[8] Avec cet album insolite, Frank Pé réaffirme son lien avec ce patrimoine graphique qui constitue son ADN de créateur. Il y met particulièrement à l’honneur les personnages de Franquin, à qui il dédie l’album. « Je le considère comme mon père en bande dessinée. […] Son graphisme et l’humanisme qui parcourt son œuvre m’ont beaucoup marqué.»[9]

Après la bande dessinée franco-belge, c’est un grand classique du 9e Art américain que Frank revisite. Le Nemo de Windsor Mc Cay est le personnage idéal pour lui permettre d’aller plus loin dans l’onirisme qu’il avait déjà abordé dans les albums de Broussaille. Frank passe des rêveries du jeune héros bruxellois au fabuleux pays des rêves du petit Américain. « De cet univers dont j’ai hérité, j’ai voulu proposer quelque chose d’actuel, de plus adulte […] Il était hors de question de faire du McCay ou de l’hommage au sens littéral du terme. Il était vraiment important que je prenne ce projet à mon compte. » [10]

Cet automne 2016 sera marqué par la parution d’un album de Spirou et Fantasio. Après des auteurs tels que Makyo, Schwartz et Yann ou encore l’excellent Émile Bravo, Frank Pé et Zidrou s’approprient l’un des plus célèbres héros de bande dessinée. « Ce sera un Spirou plus poétique, car je suis plus attiré par le nid du Marsupilami que par leurs aventures débridées avec voitures et espaces urbains. Il y aura beaucoup d’animaux, cela se passera en ville et ce ne sera pas nostalgique »[11] déclarait-il en 2013. Pour les plus impatients, des planches inédites sont dévoilées en avant-première à l’exposition qui se tiend au CBBD.

Fanny Deschamps


[1] Frédéric BOSSER, « Au plus profond des rêves ! », dBD n° 80, février 2014.
[2] Publié à l’époque chez Marabout, il a été réédité en 2001 sous le titre Franquin, Jijé : entretiens avec Philippe Vandooren, aux éditions Niffle, Bruxelles.
[3] SHESIVAN, « Frank Pé – Plutôt deux fois qu’une ! », génération bd.com, 21 janvier 2013. En ligne : http://www.generationbd.com/index.php/interviews/20-interviews-ecrites/2281-frank-pe-plutot-deux-fois-quune-.html
[4] S. A., « Frank côté jardin du faune », Spirou n° 3367, octobre 2002.
[5] Frédéric BOSSER, « Mes plus belles images, par Frank Pé », dBD n° 80, février 2014.
[6] Federico IARLORI, « L’autre Bruxelles : voyage au sein des éco-rêves de ses artistes », cafebabel.fr , 25 janvier 2011.
[7] Frédéric BOSSER, « Mes plus belles images, par Frank Pé ».
[8] Allison REBER, « Frank tire le portrait des héros BD », http://www.bodoï.info, décembre 2008.
[9] Ibid.
[10]Frédéric BOSSER,« Little Nemo revisité par Frank Pé », dBDmag.fr, 03 octobre 2013.
[11] SHESIVAN, entretien cité.


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Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 190, 1er avril – 30 juin 2016, p. 16-20