André Blavier, le bi(bli)oman actif

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André Blavier

Hostile à toute lecture fléchée, André Blavier s’est évertué à sortir le livre des sentiers battus. Bibliothécaire, bibliographe, bibliomane, bibliophage, bibliophile… Cet homme ne serait pas né si Gutenberg n’avait existé avant lui, on peut le parier.

Responsable de la Bibliothèque communale de Verviers jusqu’en 1987, ami de Raymond Queneau à l’œuvre duquel il se consacre depuis 1942 – date où il découvre avec enthousiasme l’auteur de Chiendent et des Enfants du limon -, animateur de la revue Temps mêlés qu’il fonde dis ans plus tard avec la peintre Jane Graverol, André Blavier s’est également attaché à recenser et publier les Écrits de René Magritte, à retrouver la trace des « fous littéraires », et à rivaliser avec l’auteur de la Chanson de Roland. Il a en effet réussi le tour de force de conduire jusqu’à 4002 vers (« de réglisse », dit-il, mais néanmoins certifiés alexandrins) une évocation lyrico-épique dédiée à toutes les figures féminines ancestrales ou très directement contemporaines, susceptibles de venir hanter l’esprit d’un honnête homme. Le mal du pays, ou les travaux forc(en)és a connu des éditions successives au fur et à mesure que son auteur en amplifiait la somme – et les références intertextuelles – et rien ne dit qu’au bout du compte, André Blavier n’en livrera pas une énième et (provisoirement) définitive nouvelle version, améliorée de substantifiques variations : « Des écrits que je n’offre, en toute humilité. Qu’à la Femme, à l’Amour, à l’Impostérité ».

Comment devient-on un homme-livre ? André Blavier, né en 1922 à Hodimont, près de Verviers, dans une famille ouvrière, a gardé le souvenir d’un (premier ?) livre d’enfance. « À six ans, pour la Saint-Nicolas, ma tante m’a offert un album des aventures de Bicot. Ça s’appelait Bicot président de club, je l’ai lu sur la soirée, et ma tante était fort dépitée que j’aie fini aussi vite ». (Pour les amateurs, signalons que Bicot s’appelait à l’origine Perry Winkle, et que ses aventures hautes en couleurs, dessinées par l’Américain Branner, ont été publiées à la même époque que les exploits de Zig et Puce d’Alain Saint Ogan). « Je n’aime pas parler d’intérêt pour le livre, car le terme intérêt est assez négatif de mon point de vue », ajoute André Blavier. « Mais j’ai aimé tout de suite les fascicules populaires, les romans-feuilletons, dont la couverture était souvent un mélange d’horreur et de mystère. Buffalo Bill m’ennuyait, par contre Nick Carter et Nat Pinkerton, et d’une manière générale les aventures policières, m’ont tout de suite emballé. À mesure que je grandissais, j’ai continué mes lectures avec curiosité et divagation, en m’arrêtant au hasard le long des rayonnages de la bibliothèque. J’ai lu aussi bien la collection « Patrie » sur la guerre de 14-18 – je me le suis beaucoup reproché par après – que des auteurs comme Maurois, Mauriac, André Thérive, Edmond Jaloux… dont je lisais les articles publiés dans Les nouvelles littéraires. Je me souviens également avoir beaucoup lu Jluien Brenda. En fait, je lisais sans à priori, quitte à chercher ensuite un contre-poison à ce que je venais d’avaler. Après, il y eut Jean Ray, Mac Orlan et Queneau ».

Verviers la grise

C’est à Verviers qu’André Blavier a passé la plus grande partie de son existence. Dans une ville de province « peut-être plus grise qu’ailleurs », l’ennui constitue un redoutable adversaire, et le constater à moins de vingt ans n’augure pas favorablement du futur… Devenu employé à la Bibliothèque communale, André Blavier s’attache à établir plusieurs bibliographies directement en rapport avec sa profession, comme un Catalogue des manuscrits conservés à la bibliothèque. Il prend beaucoup de plaisir à dresse le fichier analytique des ouvrages mis à la disposition du public, en s’évertuant à dénicher des références peu courantes, en dépouillant systématiquement des revues littéraires souvent classées sans suite, bref, en multipliant les passerelles. « C’est probablement la tâche dont je suis le plus fier aujourd’hui », dit-il, oubliant par mégarde que ses recherches bibliographiques ont largement débordé le cadre strict de son activité professionnelle. Quand André Blavier et Raymond Queneau avaient commencé à correspondre en 1949, les deux hommes s’étaient rapidement découvert des appétits encyclopédiques communs, comme celui des « fous littéraires » : il s’agit d’une masse – considérable – d’auteurs totalement ignorés, et dont les ouvrages (scientifiques, ésotériques, littéraires…) n’ont jamais rencontré un seul lecteur sur leur chemin. Queneau les nommait également « hétéroclites », les embaucha pour son roman Les enfants du limon, que Blavier prolongea à sa manière par un autre roman, Occupe-toi d’homélies, avant de les faire figurer dans une anthologie monumentale (et morte d’épuisement), Les fous littéraires. On l’aura deviné, ces « fous » ne le sont pas autant que le terme le laisse entendre : ce sont également des gens singuliers, des écrivains pas moins délirants que d’autres, plus célébrés par les institutions. « J’ai toujours eu un faible pour les littératures qu’on appelle ‘marginales’, pour les laissés-pour-compte et les inclassables. Aujourd’hui, je me délecte – et c’est la quatrième fois – des sept volumes des Habits noirs, de Paul Féval, si longtemps décrié parce qu’il écrivait du « roman populaire ». Je me suis fait conspuer parce que je disais que c’était aussi beau que Proust, alors que maintenant aucune université ne juge indigne de faire étudier Féval ». Les liens tissés avec Raymond Queneau se concrétiseront par la publication de certains de ses textes dans la revue et aux éditions Temps mêlés, comme Le chien à la mandoline, par de nouvelles relations au sein du Collège de ‘Pataphysique et de l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle), et par la création d’un fonds d’archives de et sur l’écrivain, le Centre de documentation Raymond Queneau, ouvert à Verviers en 1977.

Petites bricoles

Blavier ayant éprouvé une certaine sympathie pour l’activité surréaliste en Belgique, il n’est pas étonnant que Verviers ait accueilli en 1953, et dans l’indifférence générale – une exposition des œuvres de Magritte, ni que Temps mêlés ait publié des textes de Scutenaire, Marcel Havrenne, Paul Colinet, parmi d’autres poètes et écrivains n’ayant, eux, rien de commun avec les précédents. C’est qu’André Blavier, si rigoureux qu’il puisse être – comme l’a montré son éditions des Écrits complets de René Magritte, indispensable à la compréhension de l’œuvre et de l’homme – a toujours franchi avec allégresse et impertinence les barrières, parfois en les détournant avec malice, parfois en faisant mine de les ignorer pour mieux leur passer sur le dos. « Tout m’intéresse à mon niveau d’amateur qui connait ses limites », a-t-il déclaré. Quant à son « œuvre », il préfère parler de « petites bricoles », ou d’ « écrivailleries », même si l’on compte les 4 002 vers (publiés, sans compter les variantes) du Mal du pays, un roman, une traduction en wallon d’Ubu roi de Jarry, un travail de mise au jour du peintre Maurice Pirenne, et divers autres texticules éparpillés, notamment dans Temps mêlés. Philosophe, cet amateur de calembours et de contrepets n’a jamais oublié qu’il écrivit jadis La roupie de cent sonnets : tout le reste est littérature…

Alain Delaunois


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°87 (1995)