Mourir
André STAS, Les radis artificiels, Les Ateliers du Tayrac, coll. « Lettres vives », n° 4, 2003
André STAS, Battu hors des sentiers, Tétras Lyre, coll. « Lettrimage », 2003
André STAS, Le grand Karmaval, Galopin, 2003
Mourez, c’est poilant. Mourez, c’est on ne peut plus drôle. A conditions, toutefois :
1) que vous croyiez ou feigniez de croire, tant soit peu, à la métempsycose ;
2) que vous ne cédiez pas, pour autant, aux charmes d’un gourou, mais laissiez plutôt André Stas s’emparer de l’affaire ;
3) que vous lisiez un de ses derniers opus, Le grand KarmavaL
C’est donc une histoire qui commence très mal, qui commence là où beaucoup d’autres finissent. A l’heure où sortent les marquises meurt un quidam, « tué sur le coup. Idiotement. / A cinq heures », péremptoirement heurté par un « bus déboulant sur la bande de gauche ». Or, si l’homme n’est plus, la vie subsiste, s’insinue dans un autre organisme, s’offre une autre apparence et d’autres morceaux d’aventure : « Je vois la vie en jaune. C’est bizarre, je la sens toujours en moi. (…) Je sens mon sang. Mon petit cœur se remet à battre. Des ébauches d’organes se dessinent, des moignons d’ailes s’esquissent, des pattes me poussent… » A peine sorti de son fait divers, l’homme devient coucou, lequel cuculiné s’avère, comme on sait, un vorace assassin qui bute ses frères de nid avant d’épuiser les parents adoptifs qui s’échinent à le nourrir.
Mais que de réincarnations en perspective, que de vies imprévues à vivre… On ne sait au juste combien de narrateurs seront sous nos yeux, pour un fort bref ou plus long temps, successivement, parallèlement ou conjointement, cafard, cacaoyer, agneau, ver, drosera, éléphanteau, homard, chaton, papillon, moustique, chien, morse, poulpe, scarabée – etc. ad libitum sans oublier « mouche à merdre » ni « gamine de merde » ni psilocybe à pouvoirs psychotropes ni encore spermatozoïde qui, pour avoir été projeté dans une bouche, n’atteindra jamais l’ovule. Le grand Karmaval est une sorte de défi oulipien qu’André Stas relève brillamment et ce, au moins pour trois raisons. S’il tient la distance, c’est d’abord qu’il enrichit son texte d’informations de tous ordres sur les bestioles évoquées. En digne fils de la pataphysique, il y fait preuve non seulement d’encyclopédisme, mais aussi d’un attrait pour le détail, pour l’allusion ou la citation — et toutes les sources paraissent fructueuses, de la Bible à Jules Verne, du « Livre de Chilam Balam, qui relate des traditions religieuses Maya » à La vie de Salvador Dali. . Evidemment, Le grand Karmaval n’est pas un exercice de cuistrerie, et tout y est raconté sur un ton familier, décontracté, où les situations cocasses voisinent avec les jeux de mots de bon ou de mauvais aloi. (On ne s’étonnera pas qu’un pipi devienne cacaoyer, ni qu’un bébé phoque se transforme en bardot. L’autodérision d’une plie est un phénomène sans doute plus rare. Et on lira avec fruit comment un poulpe « tire son coup ».)
Enfin, il y a les humains, dont la présence rappelle à qui l’oublierait que c’est de la mort qu’il est ici question, à chaque page. De fait, ils n’ont pas l’occasion de vieillir, meurent en moyenne à quatorze ans, meurent comme meurent les enfants occidentaux au début du vingt et unième siècle — d’une méningite ou étranglés par des pédophiles ou écrabouillés dans un autocar en partance pour les classes de neige. André Stas vient également de publier deux recueils d’aphorismes, Les radis artificiels et Battu hors des sentiers. En réalité se retrouvent, dans les aphorismes de Stas, la plupart des caractéristiques qui faisaient le sel des Inscriptions dont Louis Scutenaire composa plusieurs volumes. En premier lieu, il ne s’agit pas de trier ses sentences avec sévérité, de sélectionner les phrases les plus spirituelles, de montrer au lecteur à quel point l’écrivain est profond, amusant et, bien sûr, d’un goût exquis. Il s’agirait plutôt de « présenter une image plus exacte de ce que l’on est : tantôt ange et tantôt bête » — de ne pas censurer, dès lors, à côté des « perles véritables », ses pensées insipides, ses jeux de mots lourdingues, ses vertigineuses platitudes. D’autre part, les deux ouvrages ne comportent pas uniquement des aphorismes, mais encore des citations, des bribes de conversation, des brèves de comptoir, des calembours commis par d’autres -manière de souligner qu’écrire c’est aussi lire, écouter, se souvenir. Parmi les aphorismes proprement dits, André Stas pratique volontiers le détournement de proverbes ou de citations. Ainsi lui concédera-t-on qu’« il n’y a pas loin de la croupe aux grandes lèvres », que « les feuilles mortes font ramasser des pelles » ou que « l’homme est un zozo pensant ». De même, on se rendra à l’évidence que « l’habit ne fait pas le naturiste » et que « comme on connaît les seins, on les pelote ». La gaudriole n’est jamais très loin, comme dans ce « mot de Scut qui (…) aide à vivre : Je dure parce que je suis dur » ou dans cet aphorisme lapidaire qui rappelle le paradoxal sexe des sexes : « Une queue. Un con. » André Stas note d’ailleurs que « les aphorismes », « c’est comme si la Pensée écartait les jambes ». Du reste, c’est plus sérieux qu’une boutade grivoise : les pensées qui écartent les jambes sont souvent subversives. On se délectera par conséquent sans fausse honte des calembours, rapprochements homonymiques et définitions tordues de mots croisés en lesquels excelle l’auteur de L’embrouillamaxi. Et on se gardera de mésestimer les livres qui font rire.
Laurent Robert
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°131 (2004)