Dieu, les autres et moi
Les vies parallèles de Jacqueline Harpman

jacqueline harpman portrait

Jacqueline Harpman

Jacqueline Harpman vient de publier coup sur coup un treizième roman, La dormition des amants, et une longue nouvelle, Le temps est un rêve. Avec celle-ci, elle complète une série d’autobiographies, réelles ou rêvées, commencée avec Dieu et moi et poursuivie avec La vieille dame et moi, et En quarantaine. Des aventures où l’auteur se réserve le premier rôle. Hasard, nécessité ou tout simplement liberté illimitée du romancier?

Le Carnet et les Instants : Après avoir donné vie à tant de personnages fictifs, vous vous exposez en personne dans plusieurs récits aux allures d’autobiographie mais aussi de pure fantaisie. Dieu et moi ou La vieille dame et moi sont des romans du je mais aussi des fictions où vous mélangez habilement l’intime et l’imaginaire.
Jacqueline Harpman : Il y a ce que je suis en vrai et ce que je trouverais amusant d’être, en mesure par exemple de rencontrer Dieu ou de me battre avec une vieille dame qui prétend savoir des tas de choses à mon sujet.

harpman en quarantaineLe pacte autobiographique implique un protocole de sincérité. En quarantaine relèverait de cette catégorie-là. Mais ne s’agit-il pas toujours, même dans cette reconstitution d’un vécu authentique, d’une construction artificielle?
Certainement. J’avais quinze ans lors des faits que je relate. Ma mémoire, comme celle de tout le monde, déforme les souvenirs. Ce dont je suis sûre, c’est d’avoir été mise en quarantaine et pour les raisons que j’énonce. Je suis moins sûre de ce qui s’est passé du côté des professeurs. J’ai retrouvé mon professeur de français, mais elle n’avait aucun souvenir de cette histoire. Je ne sais donc pas si elle faisait partie du conseil de discipline. L’exactitude me reste probablement inaccessible. Je veux dire les choses et je raconte ce qu’elles sont devenues à mesure que les années ont passé. La question que je me pose dans le récit et à laquelle je ne trouve pas de réponse, je me la suis répétée des quantités de fois, dans ma vie et sur les divans d’analyse, c’est de savoir pourquoi je n’ai pas prononcé les excuses qu’on me demandait. Je sais seulement que je voulais le faire et que ça n’a pas pu avoir lieu. Sincérité donc dans le récit de l’événement, mais sans obtenir l’élucidation que je recherchais dans mon comportement d’alors. Les faits se sont déroulés dans un certain ordre, mais je reste avec une incertitude quant à la véracité des réflexions que j’y ai ajoutées.

Peut-être, à cause de cette incertitude, faites-vous des suppositions, ajoutez-vous des éléments?
Impossible de se raconter sans transposition, sans déformation. On obéit à différents soi et même si on a un projet de sincérité, on cache certains aspects de soi. On désirerait les montrer qu’on n’y parviendrait pas, parce qu’ils se dérobent au moment de les dire : c’est le refoulement. Je sais bien que dans certaines de mes histoires je suis plus vraie que dans mes pseudo-autobiographies.

Le véritable je se perdrait dans l’autobiographie alors qu’au contraire, dans le roman, où l’auteur se disperse mais se projette sans arrêt sous de multiples visages, il se livrerait totalement. Vous avez déclaré déjà que le personnage d’un roman était un authentique objet d’identification projective. Selon vous, le romancier y dépose du non-pensé, du refoulé, des désirs non satisfaits, du clivé dont il se débarrasse.
Il ne s’en débarrasse évidemment que temporairement : on n’évacue pas pour de vrai, mais on en a le sentiment extrêmement agréable. Tout personnage de roman est un aspect de l’auteur même, un aspect qu’il n’a pas pu mettre en action dans sa vie. L’inaptitude, l’éducation, le surmoi, la morale, les engagements, différentes raisons font qu’on ne peut pas être cela, mais c’est le bonheur du roman de pouvoir donner vie à ce potentiel qu’on a en soi.

Tout un décor d’habitations diverses joue un grand rôle dans vos romans : ces lieux sont aussi des objets d’identification?
Je crois que les lieux en disent beaucoup sur l’inconscient. Tout lieu décrit le monde interne de la personne qui l’invente. Très tôt dans ma vie, bien avant d’avoir un mari architecte, je me suis intéressée aux maisons : j’ai toujours adoré y pénétrer. Visiter une maison, c’est une aventure, une balade en soi-même : je m’y installe et j’y vis quarante ans.

Autofiction

harpman la fille demantelee stockEn quarantaine relate un épisode de votre adolescence à Casablanca où vous avez vécu la durée de la guerre. Nous avions déjà eu vent de ce séjour qui a tant compté pour vous à travers La fille démantelée. J’ai envie de rapprocher ces deux textes qui évoquent la même période de l’existence. Je n’ose pas dire de votre vie, puisque vous refusez à La fille démantelée le statut d’autobiographie. Admettons tout de même qu’il s’agit là d’une autofiction. Le premier titre évoque un passé complètement achevé dont vous réorganisez l’anecdote, tandis que le second, qui part du présent, relate, au gré des surgissement d’un passé encore actif, une authentique quête identitaire, une réflexion globale sur le sens d’une vie.
Alors que les parents sont tout à fait effacés dans En quarantaine, ce qui fonde l’histoire de La fille démantelée, c’est la lutte de la fille pour naître en dépit de la mère, de ce passé toujours prégnant contre lequel on doit se battre sans arrêt pour se définir. Il arrive un moment où la souffrance est moins aiguë, quand Edmée écrit et qu’elle espère ainsi en finir avec ce passé qui persécute, arriver à une clôture. Ce ne sera le cas que pour la narratrice de En quarantaine.  

Entre vérités et mensonges, imagination et réalité, l’écrivain qui parle de soi devient son propre modèle. La relation qui l’unit au personnage censé le représenter est identique à celle qui le lie aux créatures fictives dont il peuple ses romans.
Tout à fait la même. Dès que je mets Jacqueline Harpman en scène, je deviens la narratrice et elle devient mon personnage. De toute façon, à ce moment-là, on est sorti de l’authenticité. Quand je me raconte, il y a décollement entre je et me. Quand j’invente un personnage, j’ai toutes ses données, il est en vrai dans une bulle de mon esprit. C’est le même mécanisme qui opère dans la nouvelle où je me montre sur ma terrasse en train de taper un manuscrit.

Le romancier s’expose peut-être davantage par personnage interposé?
Absolument. Quand je me mets en scène, il y a contrôle. Quand j’invente un personnage, il se constitue ses propres règles. Non qu’il m’échappe, mais il prend un cohérence à laquelle je dois me soumettre.

Comment départager autocitation et autocensure?
Je me suis fabriqué un personnage par confort social, un personnage à usage mondain. Ce que je suis là-derrière, je n’en ai pas la moindre idée. Je pourrais décrire certains aspects particuliers, mais l’ensemble de ma personne me reste inconnu. C’est pourquoi la description qu’en font les autres est toujours extrêmement intéressante. Je n’ai jamais l’impression d’y ressembler.

Ni autobiographies ni autofictions, Dieu et moi, La vieille dame et moi et Le temps est un rêve sont des nouvelles du je. Chacun de ces récits à dédoublement narcissique a une vocation différente même si tous trois relaient une façon de dire ses valeurs, de se choisir.
Dieu et moi, comme un conte philosophique, me permet de régler le compte à certains vieux mythes, comme celui d’un dieu auquel je ne crois pas mais qui fait partie de ma culture.

La vieille dame et moi donne lieu à une autocritique amusée.
L’idée de base était de parler de la littérature, de l’écriture, de sa place dans ma vie, dans mon psychisme. Je n’ai pas pu en faire un traité savant mais j’ai ordonné mes réflexions éparses dans un récit autour de la visite de la vieille dame. Dans La lucarne, j’évoquais le travail inconscient de l’écriture, l’enfermement dans le claustrum comme on dit en psychanalyse, tandis qu’ici je montre le travail volontaire et même convenu de l’écrivain.

Faustienne

Le temps est un rêve évoque également l’écriture, mais se situe du côté de l’autocitation car c’est toute votre carrière que vous retracez avec un passage en revue quasi complet de vos œuvres, titres et personnages à l’appui. C’est un livre de conviction qui va plus loin que Dieu et moi dans le dire du je. Vous coupez court à toutes les analyses, à toutes les définitions qu’on a pu donner de vous en indiquant comment il faut vous lire, comment vous êtes, avec des exemples précis, des références à votre biographie, des réflexions enracinées dans la réalité. Tout cela coulé dans la fiction puisqu’il s’agit d’une féerie.
Je me raconte à vingt ans en train de me raconter vieille et vice-versa. C’était assez jubilatoire d’écrire cette histoire et de céder à un fantasme auquel personne n’échappe, celui de retrouver un corps jeune avec tous les acquis de l’expérience. Tout refaire à zéro avec les talents qu’on n’avais pas comme celui des mathématiques qui m’a toujours manqué, la beauté idéale qui est un passe-partout. Ce sont des considérations très agréables : en conservant de ma vie ce que j’estime positif, j’ai contourné l’impossible, comme être physicienne, ne pas être fidèle, convenable… Tout de même, cette autre Jacqueline ne peut pas s’empêcher d’être honnête. D’ailleurs, en devenant une scientifique respectable, elle rentre dans l’establishment. Il n’y a pas moyen d’en sortir, sauf à devenir clocharde, mais c’est moins intéressant.

Le passage de l’autobiographie à l’affabulation romanesque peut se lire comme une délivrance. Mais, paradoxalement, le vrai qu’on a éloigné par le biais de la fiction refait surface à travers celle-ci. C’est ce que Philippe Roth appelle la « revanche du vrai« .
Pour n’importe quel raconteur d’histoires, il y a la réalité et l’impossibilité d’en sortir. On tente de l’éloigner, on invente un personnage aux antipodes de ce que l’on est et on se retrouve avec les mêmes règles internes, mais dans un autre registre. La réalité parallèle qu’invente l’écrivain finit par exister.

Jeannine Paque

  • Dieu et moi, Mille et une nuits, 1999
  • La vieille dame et moi, Le grand miroir, 2001
  • En quarantaine, Mille et une nuits, 2001
  • Le temps est un rêve, Le grand miroir, 2002
  • La dormition des amants, Grasset, 2002

Il était nulle fois

Jacqueline HARPMAN, La dormition des amants, Grasset, 2002

harpman la dormition des amants grassetLe titre précieux du dernier roman de Jacqueline Harpman donne le ton : plus que jamais elle a placé la barre très haut dans l’exigence langagière et détourné à son propre usage les choses et leurs mots les plus spécialisés. Il faut un savoir particulier ou le recours au dictionnaire pour aborder cette histoire d’amour entre Maria Concepción et Girolamo qui dormiront ensemble jusqu’à la fin des temps. D’ailleurs le temps ne peut s’y mesurer puisque le début et l’aboutissement de l’aventure sonnent simultanément et que l’amour impossible « que rien n’altère et qu’aucun exaucement n’affadit » demeurera intact.

Pourtant, ce roman aux allures historiques ne manque pas de références temporelles et linguistiques qui nous renvoient irrésistiblement au XVIIe siècle. Mais à une Histoire fantasmée où toutes les composantes sont réelles et leurs relations imaginaires. Avec pour cadre l’Europe, ses guerres de religion et ses rivalités pour l’hégémonie, la colonie Amérique, récemment découverte et pourvoyeuse de richesses, les repères dans le temps et dans l’espace ne sont là que pour être joués ou déjoués au gré de la fantaisie de la romancière qui n’en fait qu’une pâtée. Un avant-goût de la philosophie des Lumières, la méthode expérimentale, la médecine en marche, la modernité politique en devenir et l’anticipation du pouvoir aux mains des femmes suffisent à transférer la réalité la plus fidèle dans un univers parallèle, rendu crédible par la minutie dont Jacqueline Harpman est coutumière pour gérer l’intendance de ses fictions. Tout dans cet univers parallèle est parfaitement réaliste si on veut bien admettre que le réalisme peut aller jusqu’à exclure le réel ou s’y substituer. Dans cette parenthèse d’histoire européenne putative, l’histoire tout intime de ces étranges amants que sont une fille furieuse et rebelle, comme toutes les héroïnes de l’auteur, reine de France et d’Espagne, et un adorateur esclave qu’une sauvage castration par les Turcs n’a pas privé de sa beauté. On retrouve les thématiques familières de la romancière : la gémellité réelle ou virtuelle (elle est l’égale d’un homme autant qu’il a perdu certaines caractéristiques de sa virilité), le couple idéal que fonde un amour incestueux, la célébration de la beauté physique, la révolte contre les traditions, l’émancipation par l’intelligence, l’appétit de connaissances, le féminisme, le rejet de la contingence, la sexualité éludée ou euphémique, une certaine aspiration vers le parfait ou l’exemplaire.

L’entretien que nous a accordé Jacqueline Harpman jette sans doute un éclairage supplémentaire sur les possibilités infinies de projection identitaire qu’offrent les personnages de fiction. À cet égard, Maria Concepción est un modèle de suraccomplissement tandis que son amoureux inséparable sera le chroniqueur fidèle d’une histoire incroyable mais plausible comme une féerie dont on a admis le protocole. L’illusion se complète avec des prouesses de syntaxe classique et une profusion d’archaïsmes auxquels la romancière n’a jamais caché son attachement.

Jeannine Paque


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°123 (2002)