Carte blanche : Jean Louvet

Écriture et démocratie

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Jean Louvet

La démocratie libérale signe-t-elle la fin de l’Histoire comme modèle indépassable ? Sommes-nous dans la survie de cette démocratie promise aux poussées nationalistes, racistes et autres ? Comment imaginer la conversion de l’écrivain engagé d’après-guerre en intellectuel critique qui romprait le silence de certains ?

J’ai fait le parcours de l’écrivain engagé après la seconde guerre mondiale : je connais la grandeur et la misère de ce parcours. Il faut tirer la leçon pour éviter certaines erreurs : l’activisme pathétique qui nous a fait oublier la dimension de l’homme privé ; le puritanisme qui a pris des formes pathologiques menant au sectarisme, perturbant le rapport à la jouissance ; l’inféodation aux partis politiques – du centre à l’extrême. Dès 1970, j’ai écrit sur le rôle de l’intellectuel, convaincu qu’un homme seul est condamné, à moyen terme, à s’aligner sur le système. La servilité a un bel avenir. J’ai écrit sur la déchirante question nationale belge, celle qui blesse, humilie. Qui n’a pas (trop) tué. Nous aurions pu voir naître une armée de libération. La violence sociale (qui a provoqué la mort de quelques ouvriers en 50 et en 60) n’a pas mis le pays à feu et à sang. Aujourd’hui, la presse internationale craint pour la Belgique fédérale. Il ne le faut pas. Beaucoup d’écrivains, dont l’engagement fut et reste légitimé par les luttes sociales et politiques, se sont nourris au couple écriture-démocratie dans une fécondation réciproque.

Dès 1937 le parti rexiste s’effondre grâce au remarquable réflexe démocratique de Bruxelles. Si, en 1940, le regard de Hitler divise Flamands et Wallons en bons et mauvais prisonniers de guerre, si le regard de Léopold III sur l’Allemagne nazie s’embue, il revient, en 1950, aux francophones de sauver à nouveau l’honneur de la démocratie. Écrivains, nous sommes donc à bonne école.

On attend, dit-on, 40% des voix pour le Vlaamse Blok aux élections communales d’Anvers en 1994.

Si l’extrême-droite fait partie, encore et toujours, de notre souci quotidien, n’oublions pas que les francophones essentiellement ont défendu la démocratie politique et économique par deux grèves générales à caractère insurrectionnel. La décolonisation ? Les travailleurs wallons (et sans doute bruxellois) ont pleuré Patrice Lumumba, n’ont guère plaint les colons belges. Quant aux idéologies totalitaires, le P.C.B. disparaît mystérieusement en 1950 comme composante politique importante. Et l’antisémitisme n’a jamais pris à Bruxelles et en Wallonie l’ampleur qu’a connue notre (si grande ?) voisine, la France.

Depuis des décennies, nous nous battons pacifiquement, politiques, écrivains, intellectuels, pour transformer la Belgique en État fédéral. Cette lutte requiert sang-froid, maîtrise. Je trouve que la Belgique francophone et les forces saines de la Flandre sont un exemple en ces temps incertains. Nous sommes soucieux, nous n’avons pas peur, même si rampent xénophobie, racisme, etc.

Monsieur Francis Fukuyama, qui a écrit La fin de l’histoire et le dernier homme, m’a beaucoup surpris. C’est son droit de défendre la précellence de la démocratie libérale. Fini le communisme, d’accord. Il n’insiste pas assez sur le fait que le fascisme, lui, est né dans le capitalisme. On nous rebat les oreilles avec la fin des idéologies. Il faut rappeler que les idéologies de droite ne se donnent pas comme telles : elles sont « naturalisées ».

Nous avons cru que le fascisme historique était un phénomène irruptif, exceptionnel, unique. Nous déchantons – sans jouer aux fonctionnaires de l’apocalypse. Je suis persuadé que c’est la tension entre un projet libéral et un projet de gauche qui donne une chance à la démocratie francophone, faute de quoi nous allons au-devant des dérives.

Quant aux utopies capitalistes, qu’en est-il ? La société duale de consommation crée des citoyens à deux vitesses, et les « nantis » se cachent trop souvent derrière la croisade de l’humanitaire.

La société de communication, par le culte de l’image, menace l’écrit, l’écrivain ? Nous sommes déjà dans une idéologie de la présentation, de la présence, du direct : émotion et populisme obligent ; les médiations critiques chères à l’intellectuel critique disparaissent ; nous assistons à une triple crise de la représentation : représentation politique, représentation artistique, représentation de soi. Se porte bien la représentation de la marchandise dans une autocélébration qui frôle la magie. Un empire de régression nous attend. Il nous appartient de reposer les questions de l’utopie. Entre un au-delà du réformisme qui n’arrive pas à maîtriser les tares de l’économie de marché et un en-deçà du changement radical qui a échoué. Une utopie sous haute surveillance, au-dessus de tout soupçon totalitaire.

Les hommes vont-ils s’accommoder de leurs aliénations ou celles-ci seront-elles une chance d’être le levier d’un changement qui mette fin à la crise de confiance qui mine la démocratie ? Une démocratie où l’écrivain francophone a un rôle essentiel à jouer.

Jean Louvet


Texte paru dans Le Carnet et les Instants n°77 (1993)