La petite bédéthèque des savoirs : un travail d’experts

David Vandermeulen

L’intelligence artificielle, L’univers, Le féminisme, Les requins ou encore Les zombies… Autant de sujets abordés depuis maintenant deux ans par la collection « La petite bédéthèque des savoirs », aux éditions du Lombard. Elle compte plus d’une vingtaine de titres. Retour sur la création de cette œuvre unissant un(e) expert(e) et un(e) dessinateur/trice dont le but est de vous faire comprendre le monde… en bande dessinée !

Chaque ouvrage de « La petite bédéthèque des savoirs » débute de la même manière : une préface signée David Vandermeulen, directeur de collection et initiateur de cet ambitieux projet. Cet auteur de bande dessinée, issu de la scène underground, connait bien le milieu de la microédition. En effet, dès la deuxième moitié des années 1990, il produit ses propres ouvrages et est amené à travailler avec des imprimeurs, des diffuseurs et des libraires. Cette expérience lui permet en très peu de temps de comprendre tout le fonctionnement de la chaîne du livre. Une connaissance qui s’avère très utile lorsqu’en mars 2014, il se retrouve un peu par accident directeur de collection aux éditions du Lombard. « Je discutais avec le directeur du Lombard, Gauthier Van Meerbeek, se souvient David Vandermeulen, et celui-ci se demandait comment moderniser le catalogue du Lombard. À un moment, dans la discussion, je lui suggère de faire une grande collection pédagogique qui associerait, pourquoi pas, un spécialiste et un dessinateur. »

Même s’il ne l’avait jamais vraiment verbalisée, David Vandermeulen réfléchissait à cette idée depuis plus de vingt ans, passionné qu’il était par des collections comme « Que sais-je ? » ou « Petite bibliothèque Payot ». Cette proposition enchante Gauthier Van Meerbeek qui en offre presqu’instantanément la direction à Vandermeulen. « J’ai accepté mais en y mettant des conditions, raconte ce dernier. J’ai demandé une totale liberté d’action et ai voulu la certitude que la collection tiendrait au moins pendant deux ans, à raison de douze titres par an. » Un pari risqué quand on connait la saturation actuelle du milieu de la bande dessinée, mais qui portera toutefois ses fruits. Deux ans plus tard parait le premier titre de la collection, L’intelligence artificielle : fantasmes et réalités, qui voit s’associer la dessinatrice Marion Montaigne et Jean-Noël Lafargue, expert en technologies. D’autres albums suivront dans la foulée, abordant des sujets variés (L’univers, Les requins, Le droit d’auteur…). De quoi intriguer le public !

Un format, un ton, un lectorat

En 2014, alors que le projet se développe, David Vandermeulen, sentant le potentiel d’une telle collection, met une dernière « condition » : il veut s’associer à sa compagne, l’éditrice Nathalie Van Campenhoudtn dont l’expérience lui semble inestimable. « Nathalie a une qualité rare chez les éditeurs, explique Vandermeulen, elle envisage le livre dès son projet initial. Elle voit l’objet tel qu’il pourrait être une fois terminé et cela nous a beaucoup aidé dans le développement de la bédéthèque  ». Les discussions vont bon train entre Nathalie et David et, ensemble, ils parviennent à mettre sur pied un livre à l’image de ce qu’ils imaginent. David rêve d’un ouvrage qui aurait un style un peu vieillot, « pédagogique-néo-vintage », selon ses termes,  avec des couleurs et des motifs rappelant les vieux manuels d’école. Nathalie, ayant travaillé directement avec les chaînes de production, choisit le format du livre, sélectionne le papier, détermine le nombre de pages, etc. Le tout est chapeauté par le concepteur graphique Elhadi Yazi, fondateur du studio de création Yazi (œuvrant également pour Télérama ou la Revue Dessinée) qui assure une cohérence esthétique à l’ensemble de la collection.

Durant les deux premières années de publication, David et Nathalie travaillent d’arrache-pied pour maintenir la cadence de douze albums par an. « Il fallait tout créer, explique David. Il nous fallait trouver les thématiques, les spécialistes, le ou la dessinateur/trice, puis les marier ensemble et s’assurer que tout colle bien entre eux… ».

L’essence même de cette collection (vulgariser un sujet particulier) lui permet de se démarquer d’autres ouvrages. En règle générale, le succès d’un album de bande dessinée se joue dans ses six premiers mois et il peut viser une espérance de vie d’un an ou un an et demi. Dans le cas de « La petite bédéthéque des savoirs », David Vandermeulen constate que certains titres continuent encore aujourd’hui à se vendre à des chiffres assez importants, comme s’ils étaient aux premiers mois de leur sortie. Parmi ceux-ci, citons notamment des albums comme Le féminisme (Thomas Mathieu au dessin avec l’auteure Anne-Charlotte Husson), Le conflit israélo-palestinien (de l’essayiste Vladimir Grigorieff  et du dessinateur Abdel de Bruxelles) ou encore Le heavy metal (réalisé par l’animateur radio Jacques de Pierpont avec le dessinateur Hervé Bourhis). « Cela s’explique par le fait que cette collection très étonnante est conçue et imaginée pour aller chercher un lectorat de niche et, dans une moindre mesure, des personnes qui ne s’y connaissent pas spécialement en bande dessinée, analyse David Vandermeulen. Les gens viennent vraiment vers ces livres pour leurs thématiques, et non pas pour un scénariste ou pour un dessinateur ». Et même si quelques titres n’ont semble-t-il pas encore trouvé leur public, David Vandermeulen ne s’inquiète pas, l’intérêt que portent les lecteurs à certains sujets dépendant aussi des mœurs et des thématiques dans l’air du temps.

Spécialité et dessin : un mariage réussi ?

Lorsque l’on aborde le processus de sélection d’un ou d’une dessinateur/trice pour travailler sur un sujet en particulier, David Vandermeulen précise qu’aucun-e ne se retrouve assigné à un projet par hasard ni n’est utilisé-e à contre-emploi. « Quand je les contacte, c’est toujours pour leur proposer un sujet qu’ils aiment et sur lequel ils pourraient vouloir travailler, explique Vandermeulen. Il m’arrive également d’approcher une personne dont j’aime le dessin et de lui demander sur quoi elle veut travailler et, très souvent, la thématique qu’elle me propose correspond à un sujet auquel j’avais déjà réfléchi ».

La tâche du ou de la spécialiste est de parvenir à condenser une matière en plus ou moins quatre-vingts pages. Un travail de scénarisation pas toujours évident, surtout lorsque l’on n’est pas habitué à écrire pour de la bande dessinée. Pour parvenir au meilleur résultat possible, David Vandermeulen compte sur une bonne communication entre le spécialiste et le dessinateur et surtout, il fait appel à des auteurs « complets », c’est-à-dire des auteurs endossant à la fois une casquette de dessinateur et de scénariste et qui, par exemple, ont déjà effectué des travaux d’adaptations de romans ou de nouvelles.

Ainsi, c’est au dessinateur Abdel de Bruxelles qu’a été confiée la lourde tâche de co-réaliser Le conflit israélo-palestinien, dix-huitième tome de « La bédéthéque des savoirs ». Auteur de la série Dum (éditions Vide Cocagne), Abdel est contacté par David Vandermeulen via les réseaux sociaux. « Lorsque David m’a proposé de travailler sur cet album, j’ai été pris d’un sentiment de vertige, se souvient Abdel. À part quelques travaux pour La revue dessinée (une revue trimestrielle d’actualité en bande dessinée, ndlr), je n’avais jamais vraiment fait de bande dessinée documentaire. David m’a alors parlé de Vladimir Grigorieff, philologue, poète, spécialisé en philosophie, en histoire des religions… Tous des sujets qui m’intéressaient».

Après quelques hésitations, Abdel rencontre donc Vladimir Grigorieff et la magie a opéré. « Si j’avais quelques doutes au départ, ajoute Abdel, lorsque j’ai rencontré Vladimir, j’ai découvert un homme d’une intelligence et d’une finesse d’esprit redoutables. Je suis tombé sous le charme ! ». Abdel et Vladimir débutent donc l’écriture et la réalisation de cet ouvrage, un livre non partisan et qui s’efforce de prendre en considération le point de vue de deux intervenants de ce conflit ravageur. Mais la réalisation du livre demande beaucoup de travail de la part de ses deux auteurs. Pendant plusieurs mois, ces derniers se rencontrent, discutent de la place du texte, du visuel, ils réfléchissent à la manière d’articuler le livre, comment enchainer les chapitres, les thématiques, ils effectuent des travaux de coupes, des résumés, etc. « Le sujet était tellement vaste et compliqué à aborder qu’on a mis près de quatorze mois à le faire », se souvient David Vandermeulen. Au final, cet album de quatre-vingt-six pages s’articule en chapitres tournant chaque fois autour d’une question spécifique, induisant une réflexion (« La violence est-elle contre-productive ? », « Apartheid ou colonialisme ? »…), et mis en image par Abdel. Un travail long mais qui apporte ses fruits au final tant l’ouvrage porte un éclairage clair et précis sur une thématique plus que complexe.

Travailler dans la continuité

Malgré l’intérêt qu’il portait au conflit israëlo-palestinien, Abdel de Bruxelles n’avait jamais travaillé ce sujet avant sa participation à « La petite bédéthèque des savoirs ». Thierry Bouüaert, quant à lui, s’était déjà penché sur la question des Droits de l’Homme avant de co-écrire le seizième tome de la collection avec le philosophe François De Smet.

Dessinateur, scénariste et profondément humaniste, Thierry Bouüaert est l’auteur de la trilogie Le style Catherine (éditions Bamboo). Il avait également, en 2011, travaillé avec le Goethe Institut de Moscou, l’Institut Français de Russie et l’association Respect.com.mx. De cette collaboration était sorti Méchant toi-même (2012), un album de bande dessinée à destination des adolescents et traitant de la non-violence et de la diversité culturelle. Il semblait donc presque évident qu’un sujet comme les Droits de l’Homme l’intéresserait.

« Cela faisait écho à des sujets que j’avais déjà eu envie de traiter lors de mes voyages en Russie et durant lesquels j’avais réalisé de nombreux micros-trottoirs, raconte Thierry Bouüaert. Cependant, la notion individuelle de la démocratie étant tellement complexe, je me suis vite rendu compte que j’avais mes limites et que je n’avais pas la méthode pour traiter ces thématiques. Du coup, quand David Vandermeulen m’a proposé cette thématique et, mieux, quand j’ai appris que François De Smet serait affecté au projet, j’ai évidemment dit oui ! »

Un travail de collaboration que Thierry se remémore avec enthousiasme. Grand amateur de bande dessinée, François De Smet n’avait cependant jamais écrit de scénario pour le neuvième art. « Et pourtant, continue Thierry Bouüaert, il m’a remis un scénario impeccable, en deux colonnes avec d’un côté le descriptif des séquences et de l’autre les dialogues. C’était extrêmement bien fait, documenté, intelligent, et sur les soixante-huit pages de l’album je n’ai quasiment rien eu à changer. Un vrai plaisir ! ». Une véritable compréhension mutuelle perceptible dans la narration et le dessin terriblement efficace et poignant, notamment lors de séquences retraçant la dureté de certains conflits armés.

Point de vue de spécialiste

Le heavy metal, quatrième tome de la collection, a, lui aussi, rencontré rapidement son public. Normal : il a été confié à deux passionnés de musique rock qui s’en sont visiblement donné à cœur joie. Dessinateur au style inimitable, où texte et dessin se mélangent avec peu de recours aux cases, Hervé Bourhis s’était déjà assuré les bonnes grâces de la communauté rock grâce à des ouvrages comme Le petit livre du Rock et Le petit livre des Beatles (éditions Dargaud). Quoi de plus évident, dès lors, de l’associer à une autre personnalité, elle aussi très respectée par les amateurs de batteries et de grosses guitares : Jacques de Pierpont. Connu également sous le pseudonyme de Pompon, cet ancien animateur radio de la RTBF est réputé pour avoir présenté de nombreuses émissions consacrées à la musique rock dont la culte Rock à Gogo et les plus récentes The Rock Show ou Hell’s Bells.

Amateur de bande dessinée, Pompon avait déjà réalisé un scénario de bande dessinée dans les années 1990 (Lagune, l’Abbaye des dunes, avec Marianne Duvivier, éditions Delcourt). Il connaissait donc déjà les ficelles de la construction d’un scénario et estime aujourd’hui que c’est cela qui, par rapport à d’autres collaborations de la collection, a facilité l’écriture de cet ouvrage. « Classiquement, dans ce genre d’associations, le spécialiste pond les textes et laisse le champ libre au dessinateur pour être le metteur en scène, précise Jacques de Pierpont. Dans notre cas, moi j’ai calibré mon scénario page par page en fonction de la manière de procéder d’Hervé dont je connaissais déjà le travail ».

Lors du processus d’écriture, Jacques de Pierpont a donc tenté de retracer le parcours du heavy metal dans ses grandes dates, tout en évitant de tomber dans la compilation d’anecdotes et en laissant suffisamment d’espace à son dessinateur. « Je bâtissais le texte en gardant en tête qu’Hervé allait, ensuite, devoir prendre le relais, continue-t-il. Lorsqu’il y avait des choses plus abstraites à dessiner, je faisais en sorte d’écrire de plus gros « pavés » de texte et, à l’inverse, d’écrire un minimum lorsque d’autres infos pouvaient plutôt mieux passer par le dessin ». Un exemple de cette façon de travailler se retrouve notamment dans la page illustrant la différence entre le fan de heavy metal des années 1980 et celui des années 1990. Un jeu des « sept différences » beaucoup plus explicite par l’image que par le texte.

Dessiner, écrire, apprendre

Si l’objectif avoué de cette collection est d’enrichir la culture générale du lecteur (amateur de bande dessinée ou non), il n’en reste pas moins que les différents auteurs s’accordent tous pour affirmer qu’eux aussi sont ressortis enrichis de l’expérience. Effectuer un travail de recherche conséquent lorsque l’on n’est pas forcément habitué à représenter le réel ou que l’on tente de résumer une somme de connaissance parfois énorme en quelques pages…  c’est un challenge même pour le meilleur des experts.

« Si j’ai fait le livre pour moi, je l’ai aussi fait pour mon fils, précise Thierry Bouüaert. Il est actuellement très intéressé par les rapports entre les gens, il est très concerné par les injustices… J’ai l’impression que ce livre pourrait répondre à certaines de ses questions. C’était important pour moi de contribuer à un petit essai de référence illustré, simple, libre d’utilisation… » Une sorte de porte d’entrée vers d’autres informations, en somme.

Abdel de Bruxelles lui, est ravi de la façon dont son tome a été conçu et surtout de la relation toute particulière développée avec Vladimir Grigorieff (décédé en août 2017). « Tu ne peux pas aborder un sujet pareil de façon détachée, dit-il, c’est impossible ! Avec Vladimir, il y a vraiment eu une sorte de rapport de maître à élève. C’était quelqu’un de très érudit et, et ça a été très intéressant de discuter ensemble, même si nous n’étions pas d’accord sur tout. De ce point de vue-là, je suis très heureux de cette rencontre ».

Plus surprenant, alors qu’il est quasiment incollable sur le metal, Jacques de Pierpont, estime avoir enrichi sa propre culture musicale lors de la préparation de cette bande dessinée. «Je n’ai pas commencé à écrire ce bouquin en me disant que j’allais juste étaler ce que je savais déjà, précise-t-il. En examinant la matière,  j’ai appris à trouver ou étaient les tenants et aboutissants de ce que je savais de façon dispersée. J’ai notamment découvert que là où le metal non-anglo-saxon s’implante le plus, c’est dans les pays où il y a une chappe de plomb religieuse forte. »

Du savoir à venir !

Si le rythme de parution a ralenti récemment, passant de douze à six titres par an, les prochains ouvrages traiteront, entre autres, du libéralisme (Romain Dutreix et Pierre Zaoui), du burn-out (Danièle Linhart et Zoé Thouron) ou encore de la Bible (Léonie Bischoff et Thomas Römer).

Tout un programme pour une collection qui a le vent en poupe et qui, à n’en point douter, a encore beaucoup de choses à nous apprendre.

Salvatore Di Bennardo


Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 198 (avril 2018)