Vivre sa vie en l’écrivant : portrait de Luc Dellisse

Luc Dellisse

Luc Dellisse

Né en Belgique, mais intellectuellement tourné vers la France, influencé par la langue vive et rapide d’une famille d’écrivains français et la tradition de littérature de confession, auteur, notamment, d’une série de romans d’autobiographie imaginaire et d’essais éclairants sur le concept et la pratique du scénario, Luc Dellisse a construit une œuvre caractérisée par sa grande unité thématique, de ton et de style et une atmosphère émotionnelle très particulière qui reflète sa personnalité singulière.

Luc Dellisse est un auteur difficile à classer dont il est aisé d’identifier un texte en quelques lignes. Romancier, essayiste, poète, dramaturge, scénariste, il s’exprime dans plusieurs registres différents, mais ce n’est pas cette variété de modes d’expression qui le distingue et rend son œuvre malaisée à étiqueter. C’est la façon originale dont il pratique ces genres et le fait que ses livres ne rentrent jamais tout à fait dans les catégories au sein desquelles un jugement superficiel pourrait inciter à les placer.

Autobiographie imaginaire

On le voit clairement avec la série de romans d’« autobiographie imaginaire » qui constituent le cœur et la partie la plus connue de son œuvre. Il a commencé à les publier il y a huit ans, lorsqu’il a pleinement trouvé sa voix littéraire, une fois établi en France après avoir exercé plusieurs métiers. Cinq de ces romans font partie d’un cycle de six ouvrages dont le dernier demeure à paraître. Ils évoquent respectivement, dans un ordre chronologique correspondant à des phases successives de la vie de l’écrivain, les souvenirs de son enfance en pays flamand (La Fuite de l’Eden), une jeunesse sous le signe de la quête de l’absolu dans les conquêtes féminines et l’écriture (Le Jugement dernier), les tribulations surréalistes d’un chargé de mission pour les affaires culturelles (Le Testament belge), les aventures d’un professeur de cinéma confronté à une irritante série de mystères (Le Professeur de scénario), et le troublant jeu d’échos de deux passions amoureuses séparées par trente ans de distance (Les Atlantides). À cet ensemble, il convient de rattacher le plus récent ouvrage de Luc Dellisse, 2013 Année-terminus, qui nous offre une vision fantastique de la crise économique et financière : sans relever formellement de la série, ce court récit possède la plupart des caractéristiques des livres qui en font partie.

Dans tous ces romans, l’histoire est racontée à la première personne du singulier par un narrateur souvent explicitement identifié comme un certain « Luc Dellisse », sorte de double littéraire de l’auteur avec lequel il partage à l’évidence de nombreux traits : l’apparence physique, des goûts, des habitudes et des valeurs, la situation sociale et les activités professionnelles au sens large, etc. Ce narrateur s’exprime sur un ton à la fois nonchalant et tendu, détaché et fiévreux, familier et sophistiqué, ironique et péremptoire, qui constitue comme la signature de ces récits.  Ainsi qu’on peut le vérifier facilement, ceux-ci sont d’une nature assez spéciale.

Projection de la réalité

2013, par exemple, n’est ni un ouvrage de science-fiction, comme cela a été dit, ni même une fable sur la crise économique, comme l’affirme son auteur dans la postface. Pas davantage que Le Testament belge n’est un récit de politique-fiction, ou Le Professeur de scénario un « roman de campus » à la David Lodge. Le rapport de tels livres à la réalité est différent de celui qui définit les œuvres relevant de ces genres connus. Sous le couvert de la fiction, de la caricature ou de la satire, ces dernières ont pour ambition de nous parler du monde. Mais le contenu des romans de Luc Dellisse n’est pas le monde réel. Pour utiliser les termes d’une fameuse déclaration de Boris Vian dans le prologue de L’écume des jours, c’est la « projection de la réalité » dans l’esprit de l’écrivain.

Dans le même ordre d’idées, les deux essais L’Invention du scénario et L’Atelier du scénariste contiennent plus et autre chose que des recettes techniques ou des analyses historiques et critiques de l’art du scénario (une matière que Luc Dellisse enseigne à la Sorbonne et à l’Université Libre de Bruxelles) : une réflexion résolument personnelle sur le caractère scénarisé de la vie et le scénario comme création, exprimée en termes littéraires. Une caractéristique remarquable de l’œuvre de Luc Dellisse est en effet la parenté profonde de toutes les manifestations de son talent. Tout ce qu’il écrit jaillit d’une même source et participe d’une inspiration unique, qui se traduit à la fois dans la thématique, le langage et la forme. Sans que les histoires qu’ils racontent doivent être tenues pour accessoire, ses romans peuvent ainsi être considérés comme des enchaînements de moments poétiques dilatés à l’échelle d’un chapitre. Réciproquement, ses poésies sont un peu comme des fragments de petites histoires, avec un début, un milieu et une fin. Les dialogues de ses pièces de théâtre sonnent comme ceux de ses romans, et ses essais ont un caractère intrinsèquement littéraire, non au sens où ils porteraient sur la littérature (ce n’est pas toujours le cas) ou parce qu’ils sont très bien écrits et remplis de références littéraires, mais, plus profondément en ce qu’ils approchent les sujets qu’ils abordent d’une façon fondamentalement littéraire.

Émotions intellectualisées

Tous les livres de Luc Dellisse émanent de fait d’un même fonds d’émotions intellectualisées et d’idées à forte charge émotionnelle, qui s’exprime de façon privilégiée dans un triple registre. Premièrement, celui de l’expérience du bouleversant, du fulgurant, de la foudre, du foudroyant et foudroiement, de l’éclair, du vertige, de la vitesse, de la flèche et du trait. Ensuite, celui de la rencontre, du hasard qui n’en est pas un, des messages cryptés, des signes et des significations cachées. Enfin, le registre des coups de théâtre, du risque, du danger, de la catastrophe déclarée ou du désastre imminent. Le tout fondu par les vertus d’une langue qui, chez lui, n’est jamais un instrument neutre et transparent s’effaçant modestement devant le spectacle du monde, mais un matériau employé dans sa richesse expressive avec une jubilation ostensible.

Dans ses romans et les entretiens qu’il a donnés, Luc Dellisse se présente volontiers comme une sorte de martien et un anachronisme vivant, un homme étranger au monde, plus particulièrement au monde d’aujourd’hui, sur lequel il aime se montrer comme jetant un regard à la fois narquois, distant et effaré. Il y a une part de pose dans l’affirmation de cette étrangeté, en partie démentie par la présence abondante, dans ses livres, d’éléments emblématiques de l’extrême modernité.

Saint-Simon, Stendhal et Jean Cocteau

D’un point de vue littéraire, on pourrait toutefois présenter Luc Dellisse comme l’héritier auto-revendiqué d’un certain nombre d’écrivains français des XVIIème, XVIIIème et XIXème siècles. Dans Le Testament belge et Le Professeur de scénario, on sent clairement l’influence du roman policier et d’espionnage anglo-saxon (Graham Greene, Eric Ambler, John Le Carré), ainsi que celle de Louis-Ferdinand Céline, tant pour l’atmosphère que pour le style : l’aspect de farce épique, le caractère outrancier des personnages et des situations, le mélange de déclarations grandioses et de comportement mesquins, et ce sentiment omniprésent d’une apocalypse à venir, qui caractérise aussi 2013 Année-terminus. Dans l’ensemble, les écrits de Luc Dellisse tendent toutefois à se situer dans le prolongement de la tradition française de littérature de confession. Dans La Fuite de l’Eden, Le Jugement dernier et Les Atlantides, résonne l’écho des livres de Benjamin Constant, de l’Abbé Prévost, de Choderlos de Laclos, plus près de nous de Raymond Radiguet et de Michel Leiris.

L’attachement de Luc Dellisse à la littérature française éclate dans Le Feu central, un recueil d’essais pénétrants sur plusieurs écrivains du XIXème siècle, notamment Stendhal, Gérard de Nerval, Alexandre Dumas, Gustave Flaubert, Victor Hugo et Pierre Louÿs. Luc Dellisse ne se sent cependant pas également proche de tous les auteurs classiques ou modernes français. Il éprouve une connivence particulière avec certains d’entre eux, ceux qui s’expriment dans une langue vive, désinvolte et irrespectueuse cultivant l’ellipse, le trait rapide, le raccourci poétique et le portrait en quelques adjectifs : Montaigne, Saint-Simon, Stendhal, Jean Cocteau. Sa manière d’écrire porte l’empreinte de leur influence, bien plus forte que celle d’auteurs comme Proust ou Châteaubriand, qui peuvent lui inspirer certains thèmes, mais dont les longues phrases sinueuses et l’approche analytique ne correspondent pas à un tempérament comme le sien.

Choix fondamental

Pourquoi ces auteurs et cette façon d’écrire ? On trouvera des éléments de réponse dans les textes de réflexion sur la vie, plus spécialement celle des sentiments, la littérature et le travail d’écrivain que Luc Dellisse publie sur deux sites internet dont il est un contributeur régulier. Dans ces textes très personnels, qu’on souhaite voir un jour rassemblés sous une couverture, il se livre d’une manière qui donne un accès privilégié à ce qui constitue la clé de son œuvre. Ces textes mettent en effet très bien en lumière le « choix fondamental » dont son travail procède, pour utiliser la terminologie de la psychanalyse existentielle de Jean-Paul Sartre. Luc Dellisse a choisi la langue française à l’exclusion des autres (en premier lieu le flamand), la France plutôt que la Belgique (ce qui ne veut pas dire contre elle), une existence marginale et nomade en dehors des institutions, la vitesse comme valeur et comme régime de fonctionnement, la littérature plutôt que la vie, ainsi que le font presque toujours les écrivains mais d’une manière singulière : pour conférer du sens à son existence, il a choisi de vivre sa vie en l’écrivant, sous le signe du choc émotionnel à répétition, des rencontres, des surprises et des mystères, de se la représenter et de la raconter sous la forme d’une aventure permanente.

De ces choix dérivent la place centrale occupée par son double narrateur dans ses romans, le type de personnages insolites et fantasques qui en sont les protagonistes, l’ambiance de tension, de complot et de fin du monde dans laquelle ils baignent, le rôle qu’y jouent le sexe et la passion amoureuse, le mélange de crudité et de préciosité de leurs dialogues, comme de ceux de ses pièces de théâtre, la manière oblique de ses essais, etc. Selon l’expression consacrée, Luc Dellisse a « un univers bien à lui », immédiatement reconnaissable, un peu comme ceux de Patrick Modiano ou de John Irving. Cet univers est le produit d’un rapport au monde et à l’existence très particulier. C’est ce qui fait que ses livres sont à la fois si peu commodes à catégoriser et si faciles à attribuer à leur auteur : ils ont la force et la cohérence d’une éthique et d’une esthétique, d’une expérience, d’une sensibilité et d’une personnalité.

Michel André


Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 175