Qui donc est Matthieu Wirth ?
Diane MEUR, Raptus, Sabine Wespieser, 2004
La Vie de Mardochée de Lôwenfels, écrite par lui-même, paru en 2002, raconte la longue initiation au monde, de l’enfance à la vieillesse, d’un homme plongé dans le tumulte d’un XIVe siècle agité. Avec Raptus, changement d’époque — c’est d’aujourd’hui qu’il s’agit —, mais pas de problématique.
Matthieu Wirth, la vingtaine, fils d’un des pontes du Parti Socialiste français qui l’a élevé seul, conjugue étude de philosophie et de mathématiques, refaisant l’histoire de la pensée dans d’interminables discussions avec ses amis. Des signes de « fracture » avec le monde apparaissent cependant ça et là, peu significatifs d’abord, mais annonciateurs du basculement qui se fait le jour où Matthieu voit son père à la télévision, bousculé dans une pathétique conférence de presse. Il s’y explique à propos d’un passé révolutionnaire qu’il tente maintenant de minimiser. Matthieu retient, lui, la trahison de cet idéal révolutionnaire par un père dont le reniement le déçoit profondément. Ses repères sont en outre perturbés par une relation amoureuse qui s’ébauche à ce moment, reflet incertain de ce qui s’est passé entre son père et sa mère, décédée à sa naissance. Et c’est l’entrée progressive dans un délire où toute l’histoire familiale est revisitée. Cette folie recèle-t-elle une part de vérité et de libération possible par rapport à des éléments non-dits du passé ? Le discours mystique et le discours révolutionnaire ne se ressemblent-ils pas étrangement ? Ce résumé ne rend pas justice au livre. Car un des principaux intérêts de l’ouvrage réside dans le degré de crédibilité que l’on doit accorder à ce récit, l’auteur jouant sans cesse de la distanciation, de la causticité, de l’ironie à propos du personnage de Matthieu et des événements, mais à des degrés plus ou moins accentués. Et donc l’on doute de ce qui est dit. D’emblée, le narrateur s’adresse au lecteur en s’interrogeant sur la personnalité de Matthieu et en apostrophant le personnage : « Regardez-le, d’ailleurs, qui grimpe aux marches, une main posée sur le bois de la rampe. Accroche-toi bien à la rampe, Matthieu, de l’escalier du grenier ! » ; « Vous aurez peut-être remarqué qu’à cette idée, la bouche de Mathieu se crispe un tant soit peu. Il y a manifestement ici quelque chose qui chatouille notre ami de façon pas tout à fait agréable : je crois qu’il vaudrait mieux changer de sujet. » Quel statut, mais aussi quel degré de vérité accorder au récit de ce narrateur, et quel sens donner à cette histoire d’une révélation ?
Si Raptus trouve son intérêt en lui-même, il n’est pas inutile de le lire en référence à La vie de Mardochée, dont il apparaît subtilement comme le pendant contemporain. Dans chacun des romans on retrouve la complexité d’un roman familial plus ou moins bien intégré, le difficile rapport au père, la conception d’une vie comme apprentissage et révisions, la question de la croyance et de la foi (révolutionnaire ou religieuse), de l’efficacité et de la réalité de l’action. Les époques varient ; dans quelle mesure le sens de ces apprentissages varie-t-il ?
Commun aux deux ouvrages est encore le « destin des noms » — qui montre l’importance de ceux-ci pour Diane Meur : comme le nom Mardochée a orienté la vie de celui qui le portait, le fait que Matthieu s’appelle Wirth — c’est-à-dire, en allemand, l’hôte dans le sens de celui qui reçoit — n’est pas indifférent. Qui Matthieu reçoit-il et de qui est-il l’invité ? D’autre part, même si l’histoire est contemporaine, Raptus, comme Mardochée, révèle un aspect picaresque, bien que, dans ce cas, le doute persiste quant au degré de réalité de l’histoire.
Joseph Duhamel
Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 134 (2004)