
Quentin Gréban
Très jeune, l’auteur-illustrateur pour la jeunesse, Quentin Gréban, sait qu’il pratiquera un métier lié à l’image, au dessin. Soutenu par sa famille, il développe le goût pour le portrait, puis son passage à l’Institut Saint-Luc (Bruxelles) le pousse vers l’aquarelle, sa technique de prédilection pour illustrer ses propres textes ou ceux des autres auteurs, classiques et contemporains.
Portrait d’un artiste en constante exploration de son art
Un après-midi d’automne, en périphérie bruxelloise, dans une propriété au bout d’une allée bordée d’arbres aux couleurs de saison, Quentin Gréban nous ouvre les portes de son atelier. Le temps est comme suspendu quand nous pénétrons dans l’antre de l’artiste. De la sérénité se dégage de ce lieu de création niché au premier étage. Les poutres et boiseries donnent à la pièce une allure de maisonnette sortie tout droit d’un conte. Au sol, un château de princesse, des petites poupées indiquent que cet espace est aussi investi par les enfants de la maison. Le lieu respire la vie, et nous imaginons aisément Q. Gréban concentré, juché sur sa chaise haute, dos à la fenêtre, bien droit, le regard penché sur sa large table à dessin à peine inclinée (aquarelle oblige). La table est ordonnée, maculée de taches éparses de couleurs qui répondent en harmonie aux couleurs des dos des livres et albums bien ordonnés sur les étagères accueillant les différentes éditions des albums de Q. Gréban ou des illustrateurs qu’il admire.
Influences
Si le nombre de ces illustrateurs est très restreint, Q. Gréban l’explique par le fait que ses plus grandes influences ont été absorbées surtout durant les dix premières années de sa carrière ou durant sa jeunesse. Parmi les classiques, nous comptons Arthur Rackham (1867-1939) et Edmond Dulac (1882-1953), célèbres illustrateurs de contes. Pour les plus récents, Lizbeth Zwerger (1954) joue encore aujourd’hui un rôle déterminant puisque l’aquarelliste autrichienne (Prix Hans Christian Andersen en 1990) suscitera, avec ses illustrations de contes, le goût de Q. Gréban pour l’aquarelle. L’œil du lecteur averti pourra d’ailleurs repérer quelques citations qui marquent une filiation entre les deux artistes, tant dans la mise en scène des personnages que dans le choix et l’équilibre des couleurs, la composition et le mouvement des scènes (Le champ de coquelicots du Magicien d’Oz de L. Zwerger et la scène des parapluies dans Peter Pan de Q. Gréban, 2014).

Plance de l’album Peter Pan – © Quentin Gréban et éditions Mijade.
L’Anglais John A. Rowe (1949) qui fut le compagnon de L. Zwerger, est aussi une influence pour Q. Gréban. Mais ce dernier ne se cantonne pas qu’aux illustrateurs pour la jeunesse, et les bédéistes et scénaristes français Régis Loisel (1951) et Michel Plessix (1959-2017) figurent aussi parmi ses influences. Aujourd’hui, c’est l’image en tant que telle qui intéresse Q. Gréban, et il n’est pas anodin de retrouver parmi les artistes qu’il apprécie la française Rébecca Dautremer (1971), qui cultive la même passion que lui pour le cadrage, la scénographie, les couleurs, la lumière, et une démarche exploratoire continue résultant d’un souci permanent d’améliorer une technique toujours en développement, en perfectionnement.
Aquarelle
Chez Q. Gréban, l’envie de dessiner l’énergie se développe et se peaufine au fil du temps au travers de l’aquarelle, “créneau intarissable” et véritable langue, “l’aquarellien”, avec laquelle il tente “d’écrire de jolis poèmes”. Souvent associée aux couleurs tendres ou à la contemplation (peut-être expliquée par la pâleur des couleurs entraînée par la dilution des pigments à l’eau), l’aquarelle nécessite d’avoir un plan précis en tête, permettant de ne pas aller “trop loin” dans la pose de la couleur. Contrairement à la gouache ou l’acrylique, aucune modification, dilution ou couche supplémentaire n’est envisageable en cas d’erreur et c’est précisément le travail de l’éclat ou de la noirceur qui permet à Q. Gréban de repousser les limites et de continuer d’améliorer sa technique.
Tout comme l’aquarelle devient une évidence pendant ses études, Q. Gréban, dès l’obtention de son diplôme, souhaite vivre de l’illustration pour la jeunesse à temps plein. Il envoie donc ses essais du Corbeau et le renard à une cinquantaine d’éditeurs. Illustrer un texte populaire comme la célèbre fable de Lafontaine permet de saisir rapidement comment le créateur appréhende le texte par l’image. La maison d’édition namuroise Mijade va, dès la fin des années 1990, accorder sa confiance au jeune illustrateur. C’est le début d’une relation (quasi exclusive) qui donne naissance à plusieurs dizaines d’albums dont certains réédités régulièrement ou dans différents formats, et toujours avec un grand souci de respecter au mieux l’illustration originale.
Cadrage
Le cadrage est prépondérant dans l’œuvre de Q. Gréban et relève du message qui doit être passé. La prise de vue est comparable à celle d’un photographe qui saisit un instant et constate un effet de flou qui confère à la scène de l’énergie, qui met de l’action au cœur du récit. Q. Gréban se dit “faiseur d’images”, et à l’instar des cinéastes, il s’interroge sur le meilleur angle de vue pour “placer la caméra”. Lorsque Peter Pan (2014, sur le texte de James M. Barrie) emmène Wendy et ses frères voler au-dessus de Londres, la vue en hauteur, la mise à distance des différents composants de la scène, voire, la torsion des lignes, donne du mouvement, de l’énergie à une scène qui le nécessite. Tout dépendant naturellement de ce qui doit être montré de l’histoire. Dans La ferme des animaux (2021, sur le texte de l’écrivain britannique George Orwell, 1903-1950), la scène se déroulant dans la cuisine du neuvième chapitre est présentée avec un effet fisheye, comme si elle était vue au travers d’un bocal. Cette vision déformée et le jeu de lumière donne un effet dramatique, angoissant et malsain à ce récit critique du régime soviétique récemment tombé dans le domaine public.
Lorsqu’il illustre les textes d’autres, Q. Gréban se pose constamment la question de ce que les mots de l’auteur vont lui permettre de composer comme image. C’est une continuelle recherche du plaisir d’illustrer une énergie, une action, un éclatement. Pour Q. Gréban “les protagonistes de la scène, qu’ils soient humains, animaux ou végétaux, sont des danseurs”.
Son rôle est de montrer le mouvement qui les habite, et qui conditionne un cadrage, une perspective et qui donne du corps et de l’âme au personnage. Représenter les personnages est un élément clé dans son œuvre.
Illustrer le texte des autres
L’illustrateur respecte profondément les textes qu’il met en image. Pour représenter les personnages, il suit « à la lettre » les indications de l’auteur, telles que celles que J. M. Barrie donne à propos de Crochet dans Peter Pan. Dans d’autre cas, il prend quelques libertés esthétiques. C’est le cas de Mowgli dans Le livre de la jungle (2016, sur le texte de Rudyard Kipling, 1886-1932). S’il n’est pas précisément décrit, nous savons que Mowgli est un jeune sauvageon dans un pays d’Asie, ce qui induit quelques caractéristiques physiques telles que la couleur de peau, la coupe de cheveux. Le pagne est une entorse au texte original mais imaginer ce petit garçon nu se balançant de branche en branche, ou devoir user de subterfuges pour cacher sa nudité de page en page n’aurait pas été probant. La couleur du pagne relève quant à elle d’un choix logique : rouge, complémentaire du vert omniprésent de la jungle. Walt Disney avait opéré les mêmes choix dans la réalisation de ses dessins animés.
Indéniablement associé à l’illustration des textes et contes classiques (citons encore Pinocchio, La petite sirène, Le rossignol et l’empereur ou Blanche-Neige), l’illustrateur est séduit par la beauté, voire l’intemporalité et l’universalité du texte. Et s’il continue d’illustrer les textes d’auteurs pour la jeunesse contemporains, explorant ainsi divers types de narration, Q. Gréban développe très rapidement dans sa carrière l’envie d’écrire. Dans un premier temps, il confie à son frère Tanguy un cahier des charges qui donne vie dans trois albums à l’apprentie magicienne Capucine. Puis, en l’espace de quelques années, il imagine ses propres textes à illustrer. Un univers teinté de tendresse que les plus jeunes lecteurs découvrent au travers d’insectes et animaux anthropomorphes comme Suzette, la coccinelle dessinatrice en devenir (2003), ou Zéphir, l’âne pirate (2008), et plus récemment Eva, une petite chatte en proie à Un petit besoin urgent ! (2021).
Écrire
Avec beaucoup d’humour, l’auteur-illustrateur aborde des préoccupations enfantines. Mon mammouth (2019) évoque la relation au doudou et suit de quelques années l’incontournable Comment éduquer son mammouth (de compagnie) qui ne peut que faire sourire les parents dont les enfants réclament un animal de compagnie. D’autres questionnements existentiels des plus petits sont explorés : Dis Maman, pourquoi les dinosaures ne vont-ils pas à l’école ? (2009) pour répondre aux interrogations les plus extravagantes, ou Même pas peur ! (2014, un rare album qui n’est pas à l’aquarelle) pour ne plus avoir peur d’explorer les recoins des maisons dites hantées… Des thèmes variés qui ont un commun un sens de l’esthétisme servi par une langue juste et efficace. Lorsqu’il parle de la relation du mot et de l’image, Q. Gréban parvient en quelques exemples à démontrer sa maîtrise des deux formes d’expression, l’écriture d’album relevant chez lui de la scénarisation. On la trouve très nettement dans son unique album sans texte à ce jour, Oups ! (2013) qui voit, en une onomatopée, résumer les catastrophes de plus en plus énormes… et drôles qui se succèdent au fil des pages.
Vie familiale
Les sens perpétuellement en alerte, prêts à saisir ou noter un détail qui pourrait servir son univers, la vie d’illustrateur et d’auteur de Quentin Gréban suit le rythme de sa vie familiale, et notamment de sa vie de papa de trois enfants (âgés de 6 à 18 ans), qui s’adonne à l’exercice quotidien de l’histoire du soir. Parfois lue, parfois inventée, parfois couchée sur papier après une écoute active de sa plus jeune fille, et une prise en compte de ses réactions. En cas de doute, il opère similairement avec ses illustrations et ses filles doivent alors lui décrire objectivement ce qu’elles voient.
Cette discrète intrusion dans sa vie privée est marquée durant notre entretien par l’intervention de Léa, sa fille aînée qui se prête au jeu de l’interview. Avec beaucoup d’humilité, Léa confie que Quentin Gréban est un papa comme les autres. Le fait qu’il soit connu ou non n’a pas d’importance ni d’influence sur la vie familiale. Mais le regard brun profond de la jeune fille s’intensifie lorsqu’elle évoque sa fierté de montrer à ses amis le travail de son père. Elle parle avec tendresse des illustrations d’un album qu’elle affectionne particulièrement, Maman (sur un texte d’Hélène Delforge, 2018), un album où Quentin Gréban était guidé uniquement par son esthétique, et sur lequel Hélène Delforge a ensuite posé ses mots. Léa se souvient également de l’histoire du soir… Il arrivait même qu’elle lui impose trois mots, et son père devait alors improviser une recette avec des ingrédients donnés. “Mais après tout, c’est son métier d’inventer des histoires”, conclut-elle.

Planche de l’album « La ferme des animaux » – © Quentin Gréban et éditions Mijade.
Une idée, une image, un détail… Quentin Gréban collecte et garde trace de ce qui peut inspirer son travail. Il conserve de nombreuses images et à titre d’exemple, sa récente exploration de La ferme des animaux (2021), lui a permis de collecter des images de fermes et d’autres éléments mis en scène dans l’album. Autant de pistes à suivre pour la suite de ses aventures.
Aller plus loin
Aller plus loin, donner de la personnalité à tout élément qui compose une illustration, l’auteur explique qu’il a encore beaucoup à perfectionner et expérimenter. Les prochaines pistes à explorer seront la lumière, le cadrage, la couleur et le souci du détail pour ses personnages. La ferme des animaux est également le déclencheur d’un projet à court terme : réaliser une série de huit aquarelles de grand format (aussi grand que la technique de l’aquarelle le permet). Cette proposition des galeristes Huberty & Breyne l’amène à “repeindre” des tableaux célèbres à partir de ses albums.
Un premier essai concluant avec La liberté guidant le peuple de Delacroix, en amènera sept autres parmi lesquels nous pouvons déjà compter L’escarpolette de Fragonard et Guernica de Picasso. L’idée est de garder la composition du tableau, d’y insérer ses propres personnages. Un défi enthousiasmant pour l’auteur-illustrateur qui y voit une expérimentation physique différente.
Quand on lui pose la question des prochaines expériences qu’il aimerait vivre artistiquement, Quentin Gréban répond… qu’elles s’imposeront en commençant un dessin.
Natacha Wallez
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°210 (2022)