Pierre Assouline : le rosebud de Simenon

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Pierre Assouline, journaliste au magazine littéraire Lire, a mené pendant trois ans son enquête sur l’homme incroyable qu’était Simenon. Son portrait, usant des ressources de la construction romanesque, tout en respectant rigoureusement la réalité des faits, et sans en omettre ni les reliefs les moins reluisants ni les fastes et les incertitudes, est un délice pour le lecteur et un bel hommage rendu à l’écrivain le plus populaire de ce siècle.

Le Carnet et les Instants : Vous décrivez Simenon comme un homme sans lieu, qui voyage tout le temps. Et cependant, avec la photo de couverture, vous en faites un homme du retour.
Pierre Assouline :
J’ai exigé cette photo, parce que c’est la meilleure. D’abord, parce que Simenon est à mi-vie, il a quarante-neuf ans. Ensuite, parce qu’il a une silhouette qui est celle de Maigret mais qui est aussi la sienne, c’est très ambigu ; et parce que les pavés, les trottoirs, le café, c’est vraiment Liège – et c’est très important Liège dans l’œuvre de Simenon. Il faut citer Saint-Exupéry : « On est de son enfance comme on est d’un pays ». Tout part de Liège. Et puis, enfin, le petit garçon, c’est un peu lui-même ; ils se regardent. Tout est là.

Pourtant cette clé reste implicite dans votre livre…
C’était trop interpréter, je ne voulais pas. Mon travail repose exclusivement sur les éléments d’enquête. Parce que je suis journaliste avant tout. Je n’écris rien si je ne peux pas faire une enquête, si je ne dispose pas d’archives ou de témoignages, ou de correspondances. Sur l’enfance, par exemple, je ne peux rien dire, parce qu’il n’y a rien hormis les mémoires de Simenon, qui ment tout le temps.

Ce travail de journaliste, néanmoins, s’avère soucieux de ménager des effets dans l’écriture…
C’est vrai. Quand je dis que je suis journaliste, et pas écrivain ou historien, ce n’est pas du tout par mépris pour les écrivains, mais au contraire parce que je les admire trop pour me croire l’un d’entre eux. Cela étant dit, j’espère faire du journalisme dans le meilleur sens du terme. Bien que je ne prétende pas inventer une méthode, au niveau de l’écriture, mon travail phagocyte plusieurs techniques : j’emprunte au roman, au récit historique, au scénario. Et lorsque je fais une interview de quelqu’un, j’y pense. Si par exemple, quelqu’un me dit « Un jour, j’ai vu Simenon. Il m’a dit qu’il allait rester, alors je suis parti », je l’arrête, et je lui demande : « Non, qu’est-ce qu’il vous a dit exactement ? – Il m’a dit : ‘Ne reste pas là, parce qu’il est trop tard’ ». À ce moment-là, je note la phrase pour retranscrire dans le livre. Pour tous les dialogues de ma biographie, il y a des sources, des témoignages. Parallèlement, je fais des repérages, comme les cinéastes. Je vais sur des lieux uniquement en pensant que je vais devoir les décrire.

Vous commencez à avoir l’habitude d’écrire des biographies. Mais comment passe-t-on de Gaston Gallimard à Kahnweiler, d’Albert Londres à Simenon ?
On ne passe pas, on les garde en soi. Et ça se superpose en strates. J’ai gardé une parcelle de chacun, je ne les oublierai jamais. En plus, avec Simenon, comme c’est un écrivain, j’avais une extraordinaire leçon d’écriture à prendre. J’ai corrigé un tas de choses à partir de ce qu’il m’a appris.

L’écriture de Simenon aurait déteint sur la vôtre ?
C’est sûr. Sans faire de pastiches pour autant. Il n’y a pas de livre innocent. Ce n’est pas un hasard si ce livre est placé sous le signe du père.

Oui, d’un côté vous affirmez l’importance du père ; et en même temps, comme il meurt assez tôt, on ne le sens pas très présent dans la vie de Simenon.
Il est présent à travers des petites choses. D’abord, à travers la référence permanente de l’humilité ; c’est aussi Maigret, qui est un mélange de son père et de lui-même. Et puis, comme j’ai été marqué par Citizen Kane, j’ai cherché le « Rosebud », l’objet obsessionnel qui découvre l’homme. Après trois ans de recherche, je crois l’avoir trouvé : c’est la montre, la montre que son père lui avait donnée et qu’il a échangée contre une nuit de plaisir avec une pute. C’est resté comme une blessure. Après qu’un de ses vieux copains a raconté dans un article que Simenon collectionnait les montres, dans une lettre que j’ai lue, celui-ci lui écrit : « Je t’avais dit qu’il ne fallait pas répéter ça, personne ne doit savoir que je collectionne les montres ». Même ses enfants ne le savaient pas. C’est bizarre, non ? C’est une des choses qui m’a le plus intéressé.

Sémir Badir


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°75 (1992)