Jacqueline Blancart-Cassou, Ghelderode

“Premier et dernier de ma race”

Jacqueline BLANCART-CASSOU, Ghelderode, Pardès, coll. « Qui suis-je ? », 2013

blancart cassou ghelderodeDresser un portrait de Ghelderode sans céder aux apparences dont lui-même aimait à se parer, impressionnant ses visiteurs dans son cabinet de travail peuplé de mannequins, masques, marionnettes…, décor intrigant, presque inquiétant (Ionesco aurait eu hâte, paraît-il, de s’en échapper !). Chercher la personne derrière le personnage, débusquer l’histoire vraie sous la légende. Retraverser les saisons d’une œuvre et d’une vie. Et faire tenir le tout en une centaine de pages : cela semble une gageure !

Jacqueline Blancart-Cassou s’y est risquée, et a su, dans un petit livre intelligent, étonnamment complet dans sa concision, rendre vivant, présent, celui qui, dès avant ses trente ans, avait pour devise « premier et dernier de ma race ». Depuis ses jeunes années (« J’étais l’enfant seul parmi les siens »), marquées par une santé fragile, l’éducation sévère de son père et des « Messieurs-Prêtres ».

Premiers pas dans l’écriture : chroniques, poèmes, dont, déjà mystificateur à dix-sept ans, il signe l’un « Adolphe-Adhémar, comte von Lauterbach », ce qui, convenons-en, a plus d’allure que le véridique Adémar Adolphe Louis Martens. C’est l’époque des lectures fondatrices, de Don Quichotte à la Légende d’Ulenspiegel dont l’empreinte se fait sentir dans le premier livre publié sous la signature Michel de Ghelderode, en 1922 : L’histoire comique de Keizer Karel. La Flandre de Charles Quint restera pour lui une patrie mythique, « une sorte de paradis perdu ».

Il fait paraître quelques recueils de contes, écrit ses premières pièces, participe au cercle La Renaissance d’Occident, créé par Maurice Gauchez, qu’il préside un moment.

Sa vie prend un tour plus stable en 1924 : à vingt-six ans, il épouse Jeanne, qui sera jusqu’au bout sa compagne vigilante, peu après être entré à l’Administration communale de Schaerbeek. Paix du foyer ; paix du vaste « grenier aux archives », qu’il occupe seul, s’y consacrant surtout à son œuvre, tôt affirmée : « Ghelderode est un visuel, beaucoup plus fervent amateur de peinture que grand lecteur, et en matière de spectacles plus attiré par les formes, les couleurs, l’animation du music-hall, du cirque ou de marionnettes que par un théâtre intellectuel. »

On sait que ses pièces seront d’abord jouées en néerlandais, longtemps avant d’être montées dans leur langue originale. Inaugurée en 1925 avec La farce de la Mort qui faillit trépasser, sa collaboration avec le Vlaamsche Volkstooneel, féconde mais orageuse (après Don Juan, Christophe Colomb, même le superbe Escurial est refusé), connaît son apogée avec Barabbas, créée à Ostende en 1929.

Désormais reconnu par les milieux littéraires (il reçoit plusieurs prix, est élu membre de l’Académie Picard), il n’en est pas moins quasiment privé de scènes, suite à la disparition du Volkstooneel en 1932, époque pourtant de pièces majeures, écrites dans l’ombre : Magie rouge, La balade du Grand Macabre, Mademoiselle Jaïre, L’école des bouffons, Fastes d’enfer que l’aggravation de son état de santé interrompt : « asthme nerveux », disait-il, n’excluant pas cependant d’être malade « d’âme plus que de corps, peut-être ». Il se détourne de l’écriture théâtrale, retrouve le goût du conte et publie en 1941 l’admirable recueil Sortilèges.

Viennent des temps éprouvants : Ghelderode paie cher ses conférences folkloriques à Radio-Bruxelles, sous l’Occupation ; le « sinistre guignol épuratoire », selon ses mots vengeurs, le poursuivra toujours. Puis l’époque fiévreuse de la « ghelderodite » parisienne : en 1953, pas moins de cinq pièces sont montées à Paris.

Les théâtres bruxellois prennent enfin la relève. Et la réputation du dramaturge rayonne à travers l’Europe et jusqu’aux États-Unis.

Au total, qui était Michel de Ghelderode ? Un être à la santé précaire, à l’âme tourmentée, à la personnalité complexe. Hypersensible, ombrageux, s’estimant mal-aimé, persécuté, et se réfugiant dans son monde intérieur, et dans l’amitié qu’il cultive avec ferveur (sa volumineuse – et magnifique – correspondance en témoigne), mais qu’il n’hésite pas à rompre, fût-ce avec ceux qui s’étaient montrés de précieux alliés, tels Maurice Gauchez et Franz Hellens. Anticlérical mais imprégné de la foi de son enfance, se gaussant du tragique de l’existence mais d’un rire de plus en plus amer et grinçant.

C’est dans son œuvre qu’il faut le chercher, « car, plus qu’un autre sans doute, il a vécu pour cette œuvre et par elle. C’est à travers elle qu’il a existé. »

Francine Ghysen


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°181 (2014)