Briller par son absence : Marguerite Van de Wiele et (pas) toutes les autres…

marguerite van de wiele

Marguerite Van de Wiele

Pour Sara Dombret

« L’avenir est incertain ; nul ne le connaît. Que sera-t-il ? Heureux ceux qui, regardant en arrière, peuvent sourire au passé ! »[1]

Dans Présence des œuvres perdues, Judith Schlanger écrivait : « Aucune génération n’aura affaire au passé culturel tout entier, et aucune ne transmettra l’ensemble de ce qu’elle a fait »[2]. L’ambition totalisatrice des centres d’archives relève du vœu pieux. Toutefois, notre Histoire est jalonnée de trous mémoriels qui sont autant d’ornières : l’on omet – parfois volontairement – de conserver des traces de ce qui, dans l’avenir, peut (re)devenir capital. En l’occurrence, l’histoire des minorités se construit le plus souvent sur des sources parcellaires à l’extrême, morcelées voire absentes, et il est crucial de rassembler, inlassablement, le plus grand nombre possible d’archives permettant de sortir des ornières ou d’ôter les œillères.

Notre monde occidental, vaille que vaille, tente de se féminiser depuis une vingtaine d’années. Ou plutôt, de réparer les errances hétéropatriarcales qui ont profondément marqué les sociétés des derniers siècles (pour ne pas dire plus). Le champ littéraire suit le mouvement, à commencer par la vogue des Gender Studies et des Women Studies. Mais il y a plus : chercheurs, éditeurs, amateurs veillent à exhumer toujours davantage de « femmes de lettres oubliées », pour reprendre à bon compte le nom de la collection des éditions Névrosée, fondées par Sara Dombret. Les « oubliées » le sont doublement : d’une part, l’histoire littéraire a préféré retenir des noms d’hommes (car ce sont des hommes qui ont écrit l’Histoire) et, d’autre part, leurs archives manquent douloureusement.

Aux Archives & Musée de la Littérature, il n’existe aucun fonds constitué autour d’une écrivaine avant Marie Gevers (1883-1975), qui fut la première Belge à siéger à l’Académie royale de Langue et de Littérature françaises dès 1938. Pourtant, avant elle, plusieurs femmes avaient marqué de leur empreinte le paysage littéraire belge : Marie Closset alias Jean Dominique, Marguerite Coppin, Neel Doff, Caroline Gravière, Henriette Langlet, Marie Nizet, Jeanne de Tallenay, Marguerite Van de Wiele, etc.

La fin du 19e siècle enregistre en effet « un accroissement et une diversification significative de l’effectif littéraire féminin »[3]. Nombre de ces femmes adoptent souvent une activité variée : journalisme, livres pour enfants, romans sentimentaux, etc., quand bien même leur production romanesque ou poétique n’a rien à envier à celle des hommes. Il existe aux AML des fonds Émile Verhaeren, Fernand Severin, Georges Rodenbach, Georges Rency, Albert Mockel, Georges Marlow, Max Elskamp ou Georges Eekhoud, sans compter les importantes collections qui rassemblent de nombreux manuscrits et documents de la main de Charles De Coster, de Maurice Maeterlinck et de bien d’autres. À titre de contre-exemple, d’Henriette Langlet, pas une archive, pas une lettre, pas un manuscrit, pas même un livre, alors qu’elle est l’autrice d’une importante œuvre littéraire[4].

La « patrimonialisation » porte bien son nom et si l’idée d’un « matrimoine » à défendre a désormais fait son chemin, nul ne peut ignorer que ce que les 19e et 20e siècles ont choisi de sauvegarder concernait les « grands hommes » qui demeurent, ainsi que la langue le prévoit, sans équivalent : les femmes qui ont marqué l’Histoire ne jouent vraisemblablement pas dans la cour des grands… Et pourtant…

Une lettre de Rodenbach[5] sollicite humblement l’intercession de Marguerite Van de Wiele en vue de publier « Un cabaret flamand » dans La vie moderne, dont la romancière, pourtant de deux ans la cadette de l’auteur des Tristesses, est une correspondante régulière. Le poème paraîtra dans le numéro du 30 décembre 1882, ce qui laisse supposer que l’autrice d’Âme blanche a rempli le rôle que l’écrivain symboliste souhaitait lui voir jouer.

Marguerite Van de Wiele (1857-1941) est en effet une femme en vue et hors ligne, la première en Belgique à vivre de sa plume et ce, pendant six décennies. Sa carrière démarra en trombe en 1878, par la publication de « L’ange envolé » dans L’office de publicité, qui sera très rapidement traduit et publié en anglais. Elle enchaîne l’année suivante avec un premier roman, Lady Fauvette, qui sera un grand succès de librairie, comme le seront plusieurs œuvres publiées ultérieurement. Journaliste, critique littéraire et critique d’art, elle publie aussi bien à Bruxelles, dont elle est originaire, qu’à Paris : son œuvre se distille dans les pages des quotidiens et revues de l’époque avant de passer en volumes reliés. Féministe convaincue, volontiers philanthrope, première responsable de la Section du livre et de la presse au sein du Conseil national des femmes belges (dont elle sera la présidente de 1919 à 1935)[6], elle fut aussi faite chevalier de l’Ordre de Léopold et reçut la médaille de la reine Élisabeth pour son rôle durant le premier conflit mondial, pour ne relever que quelques saillances dans sa carrière. Schaerbeek abrite encore aujourd’hui une rue Marguerite Van de Wiele et un prix du même nom, décerné par l’Association Charles Plisnier, consacre, tous les cinq ans, un roman ou un recueil de nouvelles.

Dès 1910, Auguste Vierset lui consacre une biographie, qui sera reprise et augmentée en 1933. De façon significative, celle-ci met l’accent sur le genre de l’écrivaine, recourant à l’anglais pour la désigner comme « authoress ». Pour une femme, à cette époque, le métier d’écrire n’est pas une fin en soi : « Tout ce qui concerne la “noble profession des lettres”, elle le fit pour arriver à ce simple résultat : vivre », écrit Vierset. Ce qui n’enlève rien au talent artistique et intellectuel de l’écrivaine. Le biographe cite ainsi de vastes pans de lettres adressées à Marguerite Van de Wiele, dont toute trace semble avoir été emportée dans les oubliettes du temps, à l’instar de cette lettre d’Auguste Rodin, qui s’adresse à la critique d’art réputée. Rodenbach était son ami, de même que Jef Lambeaux, Jeanne de Tallenay, Charles Potvin, Théo Hannon ou encore Victor Horta : une cohorte d’artistes plutôt hétéroclite, ce qui attise d’autant plus la curiosité de qui se penche sur la carrière de Marguerite Van de Wiele. Peut-on croire un biographe sur parole ? Le manque de sources ne permet pas de corroborer ses affirmations mais la réputation de l’écrivaine n’est en tout cas pas usurpée.

Si Verhaeren a quant à lui étrillé Lady Fauvette lors de la réédition du roman en 1884, il manifestait cependant dans le même article une forme de reconnaissance (du bout des lèvres, certes) envers son autrice : « Mlle Van de Wiele est, depuis la mort de Caroline Gravière, la seule romancière belge. Elle travaille tenacement dans son coin, elle est courageuse, intelligente ; elle veut. »[7] L’on pourrait y voir une façon d’attester un positionnement au sein du champ littéraire belge (et, plus largement, de langue française). C’est d’ailleurs ce que les rares études consacrées à Marguerite Van de Wiele ont cherché à faire, avec raison et avec finesse : ainsi, les travaux de Vanessa Gemis, qui a écumé toutes les archives disponibles (ou presque), ont pu retracer le parcours extraordinaire de cette femme au sein d’un milieu encore radicalement masculin[8]. Ces travaux sociologiques sont précieux, dans la mesure où ils jettent un pont entre la personne de l’écrivaine, son contexte social et son œuvre, dans laquelle la situation de la femme artiste occupe une place non négligeable. Ainsi, dans Fleurs de civilisation, la peintre Rosiane Meyse prend subitement conscience de la précarité de son statut au sein d’un monde d’hommes, lorsqu’elle assiste au meurtre d’une musicienne hongroise, trucidée par un mari jaloux… de son talent et non d’un autre homme. La prise de conscience fulgurante de la jeune femme tient ainsi tout entière dans l’éclair que projette le poignard :

Il révélait, tout d’un coup, à l’heureuse, brillante, triomphante artiste qu’elle avait été dès ses débuts ce qu’est réellement, dans la lutte pour le pain, la concurrence des sexes l’un contre l’autre… et que c’est de la haine fatalement qu’elle inspirera à l’homme, cette concurrence, chaque fois que, contrairement aux lois de la nature, la femme, plus faible que lui, y sera victorieuse.[9]

À présent que se trouve exhumée une autrice injustement oubliée, il importe de ne pas réduire Marguerite Van de Wiele à un cas d’étude exclusivement sociologique (une écrivaine bruxelloise à succès de la fin du 19e siècle), qui risquerait d’éclipser l’œuvre littéraire, la plaçant à nouveau dans l’ombre de ses pairs masculins. Il est essentiel de revenir au texte en tant qu’objet d’analyse[10], en mettant à profit les rares – mais non moins instructives – archives dont nous disposons encore. S’il ne faut pas survaloriser ce qui subsiste, force est de reconnaître que certains documents ne peuvent être négligés, à commencer par tout ce qui s’avère susceptible d’éclairer le processus créatif de l’écrivaine.

Dans un texte manuscrit intitulé « Réponse à votre questionnaire », dont la destination nous échappe mais qui a peut-être paru dans la presse de l’immédiat après-guerre (1918 ou 1919), Marguerite Van de Wiele évoque les lectures fondatrices qui ont présidé à la formation de son imaginaire. En cinq brèves pages, l’autrice de Filleul du roi ! évoque les contes (Perrault, madame d’Aulnoy), la comtesse de Ségur, Jules Verne mais aussi et surtout le 17e siècle français et l’œuvre de Charles Dickens, sur lequel elle a livré de nombreuses conférences et qui compte parmi ses influences les plus évidentes (Verhaeren lui en avait fait le reproche dans la recension de Lady Fauvette, alors que Vierset admirait la filiation subtile entre l’auteur britannique et la Belge). À relire les œuvres romanesques de Marguerite Van de Wiele, l’on perçoit en quoi les lectures de l’enfance et les personnages d’enfant (qui abondent chez Dickens) ont marqué en profondeur son imaginaire, ouvrant la voie à ses propres personnages qui, s’ils ne sont pas eux-mêmes des enfants (comme dans Âme blanche ou Filleul du roi !), en ont conservé une certaine candeur et une belle juvénilité, à l’image de Rosiane Meyse.

L’écrivaine, qui ne dédaigne pas le jeune public, auquel elle destinait déjà son deuxième opus, Le roman d’un chat, insiste, dans ces pages manuscrites, sur la nécessité impérieuse de fournir aux enfants et aux adolescents une littérature de qualité. Sa réflexion annonce des débats qui ont toujours cours aujourd’hui, auxquels elle apporte une synthèse lumineuse :

Pour écrire en vue du public juvénile, beaucoup de fraîcheur d’esprit, une grâce exquise de la forme, de la simplicité surtout sont indispensables. Mais il faudrait se servir de ces qualités sans l’avoir voulu, sans même y avoir songé ; c’est ici qu’il serait prudent, je crois de se méfier de la préméditation d’être naïf : la naïveté, comme la modestie, sont de ces choses fragiles et fugitives que l’on cesse de posséder aussitôt que l’on a conscience de les détenir en soi, et l’on n’est vraiment simple, naïf ou modeste qu’en ne le sachant pas. Or, dès qu’on voudra écrire un livre pour le plaisir des enfants, il faudra bien, pourtant, prendre d’avance la résolution de leur parler un langage à la mesure de leur entendement. Et cela se concilie mal avec l’ignorance où l’on serait d’en avoir le don. Là gît l’écueil.[11]

La « Réponse à votre questionnaire » donne ainsi non seulement accès à une pensée de ce qui fonde la littérature de jeunesse mais aussi à un motif essentiel pour comprendre l’œuvre romanesque et essayistique de Marguerite Van de Wiele : la place dévolue à l’imagination et à l’enfance. De quoi nourrir de nombreux travaux…

Bien que les archives font cruellement défaut, l’on ose espérer que remettre la romancière au goût du jour pourra créer un effet d’appel : si les rééditions et les travaux scientifiques se multiplient (à quand un volume en Espace Nord ?), si le nom de Marguerite Van de Wiele réintègre la place qui est la sienne dans les histoires de la littérature, dans les anthologies, dans les cours du secondaire ou de l’enseignement supérieur, l’on peut se prendre à rêver que des archives, oubliées dans le coin d’un grenier, viennent à resurgir…

Christophe Meurée


[1] Marguerite VAN DE WIELE, Le Roman d’un chat [1882], Bruxelles, Office de publicité, s. d., p. 10.
[2] Judith SCHLANGER, Présence des œuvres perdues, Paris, Hermann, 2010, p. 139.
[3] Vanessa GEMIS, « Femmes écrivains-journalistes (1880-1940) : question de genre(s). Pistes de recherche et réflexions autour de Marguerite Van de Wiele », dans Textyles, n° 39, 2010, p. 39.
[4] Les éditions Névrosée viennent, très heureusement, de rééditer La Vallée de Soref (2023).
[5] ML 964/5.
[6] Voir Vanessa GEMIS, « Un réseau associatif de femmes de lettres au tournant du siècle : la Section du livre et de la presse du Conseil national des femmes belges », dans Textyles, n° 42, 2012, p. 53-69.
[7] Le National belge, 23 octobre 1884.
[8] Outre l’article déjà mentionné, citons sa thèse de doctorat : Femmes de lettres belges, 1880-1940 : identités et représentations collectives, Université libre de Bruxelles, 2009.
[9] Marguerite VAN DE WIELE, Fleurs de civilisation [1901], Lasne, Névrosée, coll. « Femmes de lettres oubliées », 2020, p. 130.
[10] Laurence BROGNIEZ s’y est employée à deux reprises : « “Madame est sortie.” Parcours féminins dans le roman bruxellois de la seconde moitié du XIXe siècle », dans Romantisme, n° 179, 2018/1, p. 85-102 ; « Figurations de la femme artiste dans le roman belge (1850-1930) : autour de quelques “chefs-d’œuvre inconnus” », dans Fabula / les colloques, « Les chefs d’œuvres inconnus au XIXe siècle », disponible en ligne : https://www.fabula.org/colloques/document6920.php.
[11] ML 7601/1.


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°218 (2024) – série « Les Instantanés des AML »

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