Carino Bucciarelli, Samuel est mort

Le nommé Mercredi

Carino BUCCIARELLISamuel est mort, L’âge d’homme, 1999

bucciarelli samuel est mortAux confins de Ponirisme, du fantas­tique et du merveilleux, trois livres ont imposé la voix de Carino Bucciarelli comme l’une des plus troublantes de notre littérature. Elle se reconnaît à une qua­lité d’angoisse absolument singulière qui a le don de vous prendre à la gorge. Cela tient à ce que le monde de Bucciarelli est fonda­mentalement instable. Les personnages y ont le plus grand mal à maintenir la cohérence de leur identité. Ils n’y parviennent qu’au prix du plus douloureux effort, continuelle­ment soumis qu’ils sont à la fuite ou au dé­doublement de leur personnalité, comme dans ces rêves où l’on est simultanément soi-même et quelques autres, et pour finir, per­sonne. Il n’en va pas autrement des lieux, du temps et des situations. Cependant, les évé­nements qui s’accomplissent suivent, dans leur incohérence même, certaines lois de suc­cession conformes à l’enchaînement ordi­naire de tous les événements véritables, si bien qu’on en accepte d’emblée les règles du jeu — et, par exemple, que les animaux (dans La Main) ou les objets, chaises, pare-chocs et réverbères incarnant comiquement les instances parentales des personnages (dans le roman qui nous occupe aujourd’hui) y dialoguent avec les hommes sans que per­sonne ne s’en étonne.

Cela étant dit, résumer Samuel est mort relève de la gageure. L’angoisse, redisons le mot, y transpire littéralement par tous les pores du récit. Le héros, qui s’appelle Mercredi, est condamné à revivre indéfiniment le même cauchemar, où le sens et la place des événe­ments (la mort de son ami Samuel, poi­gnardé on ne sait par qui dans un hangar désaffecté, à laquelle, arrivé trop tard au ren­dez-vous que ce dernier lui avait fixé, il assiste en témoin impuissant, et dont l’agoni­sant semble le tenir responsable), l’identité et les relations des personnages (Ondine, sa pe­tite amie « obèse mais très belle », et Agnès, la femme du défunt, qui le reconnaissent sans le reconnaître) jouent une partie de chaise musicale infernale. Cauchemar aussi moite et oppressant que la chaleur qui écrase la ville et ses chambres miteuses, et dont les habitants tombent comme des mouches vic­times d’une mystérieuse épidémie. Cauche­mar qui voit, page après page, les mêmes scènes se rejouer suivant une combinatoire différente, comme si le souvenir des événe­ments immédiats s’effaçait à mesure dans la conscience de leurs acteurs, sans abolir en eux pourtant un vague sentiment de déjà-vu. Imaginez que vos semblables et vous-mêmes oubliiez, toutes les cinq minutes, qui vous êtes, ce que vous faites là, à qui vous parlez et ce que vous venez de dire, et l’effort qu’il vous faudrait déployer pour maintenir la continuité de votre existence, et vous aurez une idée des difficultés dans lesquelles se débat le nommé Mercredi. Samuel est mort se noue autour d’un aveu impossible et du poids de culpabilité qui ac­cable son malheureux héros. Le lecteur qui s’avancera dans ce labyrinthe armé de la loupe de Freud n’aura pas de peine à en rapporter les hantises à des complexes bien connus. Mais ce serait faire beau jeu de l’humour qui, chez Bucciarelli, marche la main dans la main avec le malaise, tant et si bien que ses récits font sourire en même temps qu’ils donnent le vertige. Pour ma part, je ne serais pas surpris d’apprendre que l’auteur s’est inspiré d’un rêve authen­tique pour imaginer son histoire. Cepen­dant, cette supposition se révélerait-elle exacte qu’elle n’expliquerait pas la fascina­tion étouffante qu’exercent les meilleures pages de son livre, et qu’il faut imputer au seul talent de l’écrivain. Je suis moins sûr que Bucciarelli ait eu raison d’étirer sa fable jusqu’aux dimensions d’un roman plutôt que d’en tirer une nouvelle dans la veine de son précédent recueil (le caractère répétitif des situations, quoi qu’il soit la raison d’être du livre, finissant par lasser), et en­core moins qu’il était utile d’y superposer un pirandellisme un peu convenu, au cours de trois intermèdes qui voient les person­nages rencontrer leur créateur. Le monde de Bucciarelli existe avec une présence peu commune ; il n’est pas certain qu’il captive également, pour cette fois, de la première à la dernière page, comme avaient su si bien le faire La Main et L’Inventeur de paraboles.

Thierry Horguelin


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°111 (2000)