Le rire et la férocité
Cahier Ghelderode N° 2 : Des bouffons, 2008
Après un premier Cahier consacré au ténébreux enchanteur Sire Halewijn, qui inspira un inoubliable «poème théâtral» à Michel de Ghelderode, l’Association internationale qui porte son nom a choisi pour thème du Cahier Ghelderode N°2 Des bouffons. Ces figures drolatiques, excentriques, sarcastiques, bondissantes, inquiétantes, dont l’histoire remonte à la nuit des temps.
En Perse, en Egypte, puis dans la Grèce antique, à Rome, leur rire résonne déjà. Et va traverser les âges. Sous des costumes, des couleurs, des humeurs multiples. Tantôt simplement divertissant, facétieux, tantôt d’une insolence grinçante, mais toujours avec un irrésistible franc-parler, le bouffon perturbe allégrement l’ordre établi, les convenances et les règles. Il cabriole, brocarde, interloque. Son rôle ? Faire rire, mais aussi faire réagir, réfléchir. Tout dire, en sachant toutefois jusqu’où il peut aller trop loin.
L’un des plus célèbres fut sans doute Férial, dit Triboulet, bouffon de la cour de France sous Louis XII et François Ier, qu’on retrouve chez Rabelais (qui lui décerne dans sa jubilation plus de deux cents épithètes, de «proprement fol et totalement fol» à «arctique, héroïque, génial»), chez Victor Hugo (la pièce Le Roi s’amuse), et derrière l’opéra de Verdi Rigoletto.
Bouffons attachés au roi et aux seigneurs, libres bouffons des places publiques, bouffons-comédiens sur les scènes de théâtres, les seuls présents aujourd’hui, dans le monde des artistes, voisinant avec acrobates, jongleurs et clowns, proches des humoristes, conjuguant fantaisie et contestation.
Si les bouffons foisonnent dans l’œuvre de Ghelderode (Hop Signor !, Escurial, Mademoiselle Jaïre…), seul le premier à y apparaître, Paep Theun, «portant sa tête tel un comique soleil» (L’histoire comique de Keizer Karel) s’inscrit dans la veine du joyeux compère, farceur et bon vivant. Le trait, ensuite, s’aiguise, se durcit. Le grotesque va croissant, observe Jacqueline Blancart-Cassou, «accompagné souvent de souffrance, et souvent aussi d’une cruauté vengeresse qui se fait jour sous des dehors de gaieté».
Cette cruauté, Michel Otten rappelle que Ghelderode, par la voix du Maître des bouffons Folial, à la fin (saisissante) de L’école des bouffons, en fait le secret de l’art, «du grand art, de tout art qui veut durer». Cette cruauté qui l’a fasciné chez les grands peintres qu’il invoque souvent, car ils ont su atteindre, incarner «le monde nocturne qui gît dans les profondeurs de l’être humain» : Rembrandt, Goya, Bosch et Breughel.
Le Cahier se clôt par L’école des bouffons, drame en un acte écrit en l937. Et le texte, présenté par Jean-Paul Humpers, qui en réalisa l’adaptation et la mise en scène, à Bruxelles, en l980, prend toute sa force et son noir éclat dans un CD Rom auquel ont été judicieusement incorporés des commentaires décrivant le décor et l’action. Pour que le spectacle revive pleinement, dans ses jeux de mascarade et ses accents de tragédie.
Francine Ghysen
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°158 (2009)