Vive la baroquie !
Éric CLEMENS, L’Anna, Le Quartanier, 2003
Eric Clémens revient en littérature avec un roman, L’Anna, somptueusement baroque, de cette baroquie qu’il célèbre, toute violence dehors en fin de texte. Un roman, soit ! L’auteur le dit, mais toutes les règles connues du genre font l’objet d’effractions répétées, joyeuses ou colères. Plus attentif à miner les formes établies qu’à les respecter en leur état, il les bouscule ou les « remballe » et leur substitue la profusion inventive de ses séries langagières. À la chronologie linéaire, il préfère l’entrechoc du passé et du futur — « elle se nommait Anna, elle me donnera des fleurs… », mais il s’attache à raconter le présent dans ce qu’il a de plus infime, l’hors temps. Tantôt « il », tantôt « je », le narrateur (encore là) est ce Protée Arlequin qui mène le récit de sa langue éclatée. Jouant des personnes grammaticales, il réassigne les nombres et les genres : au masculin, par exemple, répond la féminine. Quant aux sexes, il les laisse pour ce qu’ils sont mais avec corrections et en sus cette belle détermination à l’italienne qui donne à l’Anna toute sa force, elle qui par ailleurs est nombreuse et à qui il restitue la violence. L’érotomanie universelle voulant que « les corps se subordonnent au masculin », il faut bien s’élever contre cette imposition d’un seul sexe.
Serait-on tenté, à la lecture des métaplasmes et métataxes qui foisonnent dans la diversité, de dire que les mots priment sur les choses qu’on se tromperait. Car la figure fait sens à son tour : on voit bien que l’incision concise, par exemple, est un collage phonique, mais le syntagme qui en résulte est productif. C’est franchement l’inventivité qui s’impose et génère une langue démultipliée en jouant de l’expansion — ainsi incoupable s’avère nécessaire — ou de la contraction — le pousavoir est une merveille. Deux pages, entre autres (163-164), démasquent par le détail l’infinité des rapports entre les mots et les choses. Mais l’intérêt de ce texte ne se limite évidemment pas à un formalisme sainement perturbateur. À côté du catalogue de désinences amoureuses, de portraits grandeur nature ou cisaillés de l’Anna, contingente et éternelle, on lira d’étourdissantes variations sur le rasage quotidien ou sur d’étonnantes puanteurs de bleu marine. Faisant le procès de l’Histoire — Mai 68 revient fort et en rafales —, Éric Clémens s’en prend aussi aux histoires. Celle d’Anna est l’occasion de dérouter le lecteur impatient ou soucieux de suivi, éclatant ci et là, en dépit de toute logique circonstancielle, la dénégation rivalisant avec l’avalanche des énonciations. L’un et l’autre personnage, celui que désigne parfois le nous, ne pourraient être entiers ou tout à fait cohérents dans une société dont un seul mot, moderdélocaconcentralisation, semble bien exprimer tous les maux. L’essentiel, au demeurant, est de signifier, comme l’indique l’auteur obstiné. Au demeurant, quelle vigueur et, pour nous, quel plaisir !
Jeannine Paque
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°132 (2004)