Dans l’intimité d’une bibliothèque d’écrivain : Vincent Engel

Vincent Engel

Vincent Engel

En dix romans, Vincent Engel s’est appliqué à construire une œuvre d’une densité incomparable, structurée et cohérente. Point d’orgue de cette architecture romanesque, son dernier ouvrages, Les absentes, publié chez Lattès est l’occasion, pour Le Carnet, de déambuler entre les rayonnages d’une bibliothèque, à la fois réelle et mentale. À l’instar de son entreprise littéraire, ce sont les souvenirs lus ou vécus qui façonnent ses bibliothèques, la sienne et celle, imaginaire, de son double Baptiste Morgan.

Le Carnet et les Instants : Vos premiers souvenirs de lecture sont-ils liés à des illustrations, des couvertures ou un grain de papier particulier ?
Vincent Engel :
Les premiers livres que j’ai lus ont joué un rôle important pour moi. Parmi ceux-ci, la comtesse de Ségur, dans de vieilles éditions aux reliures qui essayaient d’être jolies, et les incontournables livres de la Bibliothèque rose, avec les couvertures si particulières. Le Club des cinq avec les dessins des copains et du chien. Après il y a eu les livres de la collection « Safari – Signes de piste » où les illustrations étaient très importantes, celles de Pierre Joubert entre autres. J’ai dévoré ces histoires sans me rendre compte d’ailleurs, je l’ai découvert plus tard, de l’idéologie fascisante qui était présente en filigrane, et même d’un zeste de pédophilie, que je ne soupçonnais pas à l’époque puisque j’avais plutôt l’âge d’être victime que bourreau.

Avez-vous le souvenir d’avoir été entouré de livres ?
Toujours ! Nous sommes une famille de lecteurs. Le grand-oncle de ma mère était André Baillon. De plus, de par la tradition juive de mon père, le livre a toujours été un objet sacré. Nous n’avions pas la télévision et mon père passait son temps dans les bouquins. Il lisait surtout des essais et peu de romans parce qu’il n’aimait pas l’anecdote. Par contre, ma mère, elle, les appréciait. J’ai donc toujours été baigné dans les livres. C’est un peu comme Obélix, on tombe dedans quand on est petit et on n’en sort pas. À côté des livres, il y avait la musique et la peinture qui jouaient un rôle essentiel.

Musique et peinture que l’on retrouve en bonne place dans votre bibliothèque. Vous possédez une belle collection de disques de musique classique qui semble faire partie intégrante de la bibliothèque.

Oui ma discothèque est intimement liée à ma bibliothèque.

Chaque chose à sa place

Avant de détailler votre bibliothèque, vous parliez de cette de votre père où l’on trouvait peu de romans.
Des classiques pour la plupart, qui étaient venus là par ma mère. Mon père possédait des livres qu’il avait trimbalés avec lui, notamment une édition intégrale de Shakespeare en anglais et quelques autres classiques. Mais sa bibliothèque était plutôt constituée de livres sur la peinture, de philosophie, de réflexion. Il était intellectuel mais à cause de la guerre, il a dû interrompre ses études, et après, il est devenu commerçant. Pour lui, le commerce était ce qui lui permettait de vivre.

Et de pouvoir alimenter sa passion pour les livres.
Exactement.

Revenons à votre dernier roman paru chez Lattès. C’est la première fois que vous publiez chez cet éditeur et c’est une belle réussite. Vous remerciez à la fin de l’ouvrage l’éditrice pour son travail. Ces relations avec l’éditeur sont-elles importantes ?
Si j’ai changé d’éditeur, ce n’est pas par plaisir. D’une certaine manière, Fayard ne m’a pas laissé le choix. Le rapport avec l’éditeur est un rapport qui repose plus que beaucoup d’autres sur le principe du cercle vertueux ou du cercle vicieux. Quand les choses vont bien, elles vont de mieux en mieux, et quand, pour une raison ou pour une autre, ça commence à ne plus aller, ça va de plus en plus mal. Je suis très content d’être chez Lattès et je n’ai jamais bénéficié d’un aussi bon travail éditorial. Le boulot réalisé avec la directrice Karina Hocine était vraiment spectaculaire.

Dans ce livre baroque d’où le lecteur ressort un peu étourdi, mais rassasié et comblé, il y a un passage où vous décrivez la bibliothèque d’un des personnages. Vous en parlez comme d’une « accumulation parfaitement ordonnée de reliures ». Est-ce que cette bibliothèque où « l’ordre, la cohérence et la beauté » sont autant d’échos à votre propre entreprise romanesque, est en quelque sorte celle de Vincent Engel ?
Ce n’est pas exactement celle-là, parce qu’évidemment, le mobilier et la période sont différents, mais il est vrai que dans son ordonnancement, c’est la mienne. Ma bibliothèque est bien rangée. On me dit parfois que c’est mon côté vierge, zodiacalement parlant ! J’ai toujours eu la manie des classements, donc elle est structurée, les grands formats d’un côté, les poches de l’autre. Avec le problème que, pour l’instant, j’écris des chroniques littéraires et que je reçois beaucoup d’ouvrages en service de presse. J’ai aménagé une table à l’étage, à côté de la chambre, qui sert un peu d’antichambre à la bibliothèque et sur laquelle s’entassent les livres reçus. Même là, les piles de livres sont ordonnées. Lorsque je les ai lus, et que je les ai aimés, je les garde. Les autres, je m’en sépare. Je ne cherche donc pas à avoir la plus grande bibliothèque du monde. Je ne veux pas accumuler sans cesse.

Par rapport à votre écriture où vos romans se croisent et se répondent, on découvre de nombreuses références, certaines évidentes, d’autres plus voilées, à des auteurs tels que Verlaine, Curvers, Michaux et bien sûr Flaubert. Est-ce une manière d’évoquer vos sympathies littéraires ?
Évidemment. Surtout dans ce dernier livre, dans lequel L’éducation sentimentale de Flaubert constitue vraiment le sous-texte permanent du roman. L’avant-dernier chapitre du livre de Flaubert qui commence par « il connut la mélancolie des paquebots » est magnifique. Les références à ce passage sont constamment présentes. Cela étant, je ne veux pas tomber dans l’attitude post-moderne qui n’est que référentielle. Mais on vient toujours de quelque part et avoir la présomption qu’on peut être un moderne travaillant sur une table rase est absurde. Comme il y a, dans mon livre, des liens avec les autres livres que j’ai écrits, il y a des corrélations avec des livres que j’ai lus. Je procède comme si je posais des mines référentielles. Si on ne marche pas dessus, ou si le lecteur ne les voit pas, ça n’explose pas, et ce n’est pas grave.

Je suppose que ce livre de Flaubert se trouve en bonne place sur vos rayons.
Bien sûr, j’ai suivi, lors de mes études à Louvain, le cours sur L’éducation sentimentale, le même que celui suivi par Baptiste Morgan dans le livre. Et je possède les volumes de la Pléiade de Flaubert ainsi que l’édition de poche. J’aime lire dans les volumes Pléiade, mais je ne sacralise pas l’objet-livre. Pour moi, c’est le contenu qui compte.

Qu’importe le flacon…

Vous ne recherchez pas une édition particulière d’un texte ?
Non. À vrai dire, il n’y a que deux textes pour lesquels je serais prêt à débourser un peu d’argent. L’édition clandestine publiée en 1942 du livre de Vercors, Le silence de la mer et un des 300 exemplaires originaux de La prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France de Cendrars illustré par Sonia Delaunay. Vous voyez, je mets la barre assez haut. Pour le reste, je me fiche de savoir si c’est la première ou la dixième édition. Le jour où l’on aura mis au point un vrai support agréable de lecture électronique, j’y adhérerai certainement car ce qui prime avant tout pour moi, c’est d’accéder au texte facilement. Le vieux livre que l’on sort plein de poussière m’embête plus qu’autre chose. Ça me fait éternuer et je n’ai pas cette fascination pour l’odeur du vieux bouquin. En cela, je n’ai pas du tout le côté bibliophile.

Pouvez-vous estimer le nombre de livres que vous possédez ?
Environ 3 000.

Tenez-vous un catalogue de votre bibliothèque ?
J’en ai un pour mes disques, pas pour mes livres, faute de temps. Mais je compte le faire. Avant l’informatique, j’avais commencé un catalogue sur fiches mais cette bibliothèque a évolué, certains livres ont disparu. Cela dit, depuis peu, j’écris des chroniques pour différents magazines et j’encode les livres dont je parle. Ceux-ci se retrouvent ensuite sur mon site internet.

À défaut de catalogue, retrouvez-vous facilement vos livres ?
Oui, tout de suite, car ils sont rangés rigoureusement par ordre alphabétique.

Une bibliothèque d’écrivain comme théâtre de la mémoire. Est-ce une formule qui vous convient ?
Selon moi, il ne faut pas prendre en compte la bibliothèque réelle qui se trouve ici. Il s’agirait plutôt d’une bibliothèque personnelle, intérieure et imaginaire avec des livres qui comptent, qui ressurgissent à certains moments.

Le fait que la bibliothèque ne soit pas ou peu rangée peut parfois susciter des surprises. On peut retomber sur un livre qu’on avait oublié…
Je crois qu’il y a des phases de vie. J’avais ce lien avec ma bibliothèque quand j’étais étudiant, je passais en revue mes livres, je retombais sur un bouquin, je le parcourais. Je n’ai plus ce rapport-là aujourd’hui car je suis à un moment de ma vie où je n’ai pas le temps de reprendre un livre pour le relire. Je dois lire trois livres par semaine, donc je lis l’actualité puis je range. C’est vrai qu’il m’arrive de parcourir la bibliothèque quand ma fille me demande ce qu’elle pourrait lire. Ou je vois un livre que j’ai acheté et que je n’ai toujours pas lu. Il y a aussi les classiques qu’on n’a pas encore lus et pour lesquels on se dit qu’il est temps de s’y mettre. Plus que le souvenir d’un passé, ma bibliothèque est un horizon.

Vous privilégiez donc le côté pratique, utile de la bibliothèque ?
Oui. Et esthétique aussi. Je trouve que c’est beau une bibliothèque. C’est un peu paradoxal peut-être. Bien que je n’éprouve pas de sensibilité particulière par rapport au livre en tant qu’objet, une bibliothèque, dans son ensemble, me plait. D’ailleurs, la pièce où nous nous trouvons a été refaite autour de cette idée, la bibliothèque-bureau. J’ai souhaité que tous les livres soient visibles. Ils ne sont ni enfermés, ni disposés sur deux rangées. Il y a aussi des tablettes qui me permettent de présenter des livres, notamment de photos. Certains exposés m’ont d’ailleurs servi pour rédiger des descriptions dans mon dernier roman. Sur les bâtiments de New York au 19e siècle par exemple.

On sait que la bibliothèque d’André Breton comprenait une collection de livres sur l’occultisme, un de ses dadas. Si l’on devait retenir deux ou trois thématiques parmi vos livres ?
Dans l’ensemble, ils sont tous classés par ordre alphabétique d’auteurs, avec deux exceptions : mes livres relatifs à la musique et les outils sur la littérature, dictionnaires et encyclopédies. Quant aux livres de peinture, ils sont rangés à l’étage supérieur ainsi que les bouquins sur Florence, Venise et Rome. La section musicale se retrouve ici. Etant abonné à l’opéra depuis plus de 25 ans, je conserve tous les programmes de concerts.

Il y a donc chez vous un côté collectionneur ?
Oui, je suis foncièrement collectionneur, et c’est là mon problème. Je dois m’interdire de trop collectionner. Sinon, je collectionnerais tout.

Y a-t-il une section de la bibliothèque qui contient les livres dédicacés par vos confrères ?
Ils sont à leur place alphabétique comme les autres.

Nous sommes dans la pièce où vous travaillez, éclairée par la lumière du jour, assez dépouillée avec vue, par la baie vitrée, sur un beau jardin arboré. Manifestement, vous n’avez pas besoin d’être entouré de livres pour écrire. Leur présence serait plutôt pesante ?
Cela n’a aucune importance. J’écris n’importe où. C’est ici que je travaille le plus souvent mais je peux écrire dans un  café, dans un hall d’aéroport. Je transporte mon monde avec moi et je peux complètement m’abstraire de ce qu’il y a autour. Ici, j’ai centralisé ce que j’aime, la possibilité d’écouter de la musique, une partie de la bibliothèque, cette table de billard qui est plutôt un souvenir de mon père car j’y joue en réalité très mal. Mais l’objet est là, et il est beau. J’ai également auprès de moi quelques tableaux qui me sont proches. Par contre, je pourrais difficilement écrire dans un endroit en désordre. Cela me poserait beaucoup de problèmes. Ici, c’est plutôt dépouillé !

On connait l’habitude de certains auteurs comme Edgar Poe d’annoter leurs livres. Faites-vous de même ?
Non. Je fais des traits, parfois juste avec l’ongle. Les passages, les phrases qui m’intéressent, je les recopie éventuellement après. Il m’arrive aussi de prendre des notes sur la première page qui m’aident à faire ma chronique par la suite. Si j’annote les livres, ce sont ceux sur lesquels je dois vraiment travailler, par exemple, pour mon doctorat. Mais je préfère prendre des notes dans des outils prévus à cet effet. Je retrouve alors l’information facilement. Pour moi, c’est l’efficacité qui compte. Les notes dans un bouquin ne sont pas très utiles. Je fais un fichier dans lequel j’encode mes notes avec les extraits s’y rapportant et, au bout d’un moment, je n’ai plus besoin du bouquin. Lorsque j’ai travaillé sur Camus, j’ai lu et dépouillé tous ses essais et régulièrement, je le relis entièrement pour le redécouvrir et ne plus retravailler uniquement sur une lecture précédente.

Vous arrive-t-il de prêter vos livres ?
Rarement car on ne les retrouve pas.

Mais si vous deviez en prêter un, lequel ne prêteriez-vous jamais ? Soit parce qu’il est trop mauvais, ou alors de peur de l’égarer.
Si le livre est trop mauvais, je ne le garde pas. Par contre, il y en a un auquel je tiens particulièrement parce qu’il est épuisé. C’est un bouquin étonnant, extraordinaire, qi m’a beaucoup marqué et dont personne n’a entendu parler, Par le corps de la terre de Satprem, chez Laffont. J’avais deux exemplaires tellement j’avais peur de le perdre. Je le garde parce que je tiens trop au texte et que l’exemplaire que je possède est le seul support qui risque de rester. Tout comme j’étais très attaché à un exemplaire de Pour Sganarelle de Romain Gary parce que Gallimard refusait de le rééditer, mais ils l’ont enfin fait l’année passée et, du coup, je peux le retrouver. Mon exemplaire abîmé n’a donc plus vraiment d’intérêt.

Rony Demaeseneer


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°145 (2006)