Dominique Warfa et la SF : aventures en territoires virtuels

dominique warfa

Dominique Warfa

Entré depuis peu dans la soixantaine, Dominique Warfa peut revendiquer un beau parcours dans l’univers de la science-fiction : grand lecteur, critique pointu, nouvelliste de qualité, il publie aujourd’hui en quatre volumes, chez l’éditeur français Long Shu Publishing, vingt-quatre nouvelles (dont quatre inédites) qui dressent à travers quelques grandes thématiques le panorama d’une invention fictionnelle qui, quoique discrète, s’impose par son originalité.

Né à Liège, Dominique Warfa est tombé tout jeune dans la Science-Fiction, qu’on appelait alors anticipation : dès 1965 (il a neuf ans), il commence à se passionner pour la lecture, d’abord de littérature d’aventure (Bob Morane ou Flash Gordon), puis, très vite, de SF, à partir des collections de l’éditeur verviétois Marabout (un véritable précurseur) et de la BD belge.

Combattre des trafiquants d’ivoire, c’était sans doute gai, mais partir explorer les galaxies, parfois sans retour, voilà autre chose ! La science-fiction, ce fut d’abord la science, et la science, d’abord la technologie : cette dernière était apparue masquée au fil de quelques romans ou biographies d’aviateurs parus dans la collection Marabout Junior. Ensuite, la bande dessinée prit le relais, encore et toujours entre aventures et prototypes : Spirou offrait Buck Danny, le X-15, le programme Mercury ; Tintin envoyait déjà Dan Cooper aux abords de la planète Mars ! Inutile de dire que la première SF reconnue comme telle serait farcie de vaisseaux spatiaux. Si la découverte du genre eut lieu, aussi, au travers des romans de Jules Verne, puis de son presque homonyme Henri Vernes, et de l’absorption d’Edgar Allan Poe, elle se cristallisa autour de la découverte d’un Van Vogt dans une désormais vieille édition Marabout de 1966 : Pour une autre Terre, roman porteur d’un motif qui fascine le jeune lecteur, l’arche stellaire. [1]

À partir de 1970, Warfa devient un lecteur assidu des revues de référence Fiction et Galaxie, qui lui font découvrir Simak, Sturgeon, Ellison, Curval, Silverberg, Delany, Spinrad, Klein, Ballard, Andrevon, Walther, Dick et Cordwainer Smith, sans parler des études, des entretiens, des articles critiques. Mais la SF, ce sont aussi des contacts humains, avec « la découverte du fandom ‘in vivo’ lors de la convention européenne de Grenoble en 1974,et la fréquentation des ‘pros’ de la SF, comme Pierre Versins, Gérard Klein, Jean-Claude Mézières, Jacques Goimard, Yves Frémion et bien d’autres – dont Michel Jeury, avec lequel va naître une longue amitié. La lecture fascinée du Temps incertain va ajouter définitivement la strate ‘réalité minée’ au choix de la SF très scientifique »[2].

Passage aux choses sérieuses

Lecture boulimique, écriture critique, puis écriture romanesque : Warfa a tout essayé dans son domaine de prédilection. Toujours étudiant à l’université, il lance de 1974 à 1976 un fanzine nommé Between, ce qui le conduit par priorité à faire œuvre de chroniqueur plutôt que d’auteur de fiction. En même temps, il se découvre une passion pour l’histoire du genre qui ne le quittera plus et l’amènera à faire le point à plusieurs reprises sur l’historique de la SF belge francophone[3].

Ses premiers succès d’écrivain arrivent bientôt : « Aux couleurs d’un rivage blond » est publié dans la revue Fiction en mai 1977, avec le soutien de Michel Jeury et « Rituel pour un homme claustré » est sélectionné en 1978 pour figurer dans une anthologie de jeunes auteurs, Futurs au présent (chez Denoël, dans la fameuse collection « Présence du futur »).

Durant les années 80, Warfa se consacre surtout à la critique de SF, mais aussi de BD et de jazz. En 1980, il publie « Nous nous battrons avec nos rêves. Essai d’introduction au monde jeuryen » dans Espaces-Libres et « Nous écrivons tous le même livre. Essai d’introduction au caractère collectif de la science-fiction », dans Écritures, revue de l’Université de Liège. De 1982 à 1987, c’est la consécration : il devient critique littéraire pour Fiction, la revue qui l’a formé. Ensuite, il se penche sur l’histoire de la SF francophone belge et « début 1988, il dirige pour le magazine montois Séries-B, dont il est le chroniqueur SF, un numéro spécial ‘SF, un état des lieux’, comprenant une mémorable interview de Gérard Klein »[4]. Entre 1988 et 1993, il est chroniqueur SF pour le quotidien liégeois La Wallonie, puis pour Le Matin en 2000-2001.

Le retour à la fiction s’annonce avec la publication en juillet 1988, dans le recueil québécois Dérives 5, de « Plongée profonde », une novella qui a des ambitions de space opera, avec des accents ethnologiques et historiques inédits. Les années 90 consacrent l’engagement de Warfa dans la sphère fictionnelle, avec pas moins d’une douzaine de nouvelles dans des revues (Yellow Submarine, CyberDreams, Bifrost), des numéros spéciaux (dont celui consacré à San-Francisco par Yellow Submarine, en 2000), des anthologies (comme La Belgique de l’étrange, d’Eric Lysøe, en 2010).

Le bilan de trente-cinq ans d’écriture

C’est dans le prolongement de cette fièvre créative qu’il faut situer la dernière en date des aventures éditoriales de notre auteur : la reprise en quatre volumes, sous le titre général Un imperceptible vacarme, de vingt-quatre de ces nouvelles (dont quatre sont inédites), le plus souvent publiées en revues dans les trente-cinq dernières années, mais devenues pour la plupart inaccessibles[5].

warfa un imperceptible vacarme

Sortant dans la collection « Dernières nouvelles du futur », l’ensemble des volumes compte plus de mille pages, les nouvelles étant regroupées par grands thèmes : « Lointaines et limitrophes », « Quantiques et consciences », « Imminentes et dissemblables » et « Ultérieures et noires ».

Dans le paysage diversifié de la science-fiction, Dominique Warfa occupe un territoire qu’il délimite avec précision (en insistant sur le S de SF) : la dimension temporelle, la réalité virtuelle et l’inspiration de la physique quantique. « Je suis assez peu ‘SF classique’, si l’on entend par là des récits d’empires galactiques ou de futurs éloignés, des récits d’exploration spatiale ou d’inventions révolutionnaires. Par contre, je suis très attiré par la thématique temporelle, le jeu avec les trames chronologiques ou avec les univers divergents. J’ai donc écrit une uchronie (ces récits où l’Histoire diverge) dans laquelle la Principauté de Liège a survécu. J’ai également été informaticien, et j’ai lu goulûment tous les ouvrages (ou presque) du courant cyberpunk, autour de William Gibson ou Bruce Sterling : j’ai produit quelques textes qui peuvent s’en rapprocher, comme Un imperceptible vacarme, Le danseur absolu, ou cette nouvelle qui raconte une tentative démiurgique de numériser un esprit :Une saison sang et marine. Ensuite, grand dévoreur de vulgarisation scientifique, j’aime jouer avec les univers où les règles se… dérèglent, comme dans La danse de l’aigle. La physique quantique est un champ d’explorations idéal pour un auteur de SF : on la trouvera donc dans La bulle d’Eben-Ezer ou dans L’écume de Prague ». 

Qu’est-ce qui est à l’origine de cette inspiration ? « Les idées se dénichent au détour d’un article dans la presse ou dans une revue scientifique. Elles s’imposent parfois en détournant le sens d’un texte qu’on est occupé à écrire (ma première approche des réalités virtuelles partait des jeux vidéo et il n’en est rien resté dans aucun texte). On vit avec elles très longtemps, ou bien on les jette très vite sur le papier (enfin, plutôt sur l’écran, désormais). Il y en a qui hantent en permanence, comme cet unique ‘space-opera’ qui soit né sous ma plume (Plongée profonde), qui a connu plusieurs versions et qui tente désespérément de me convaincre que je peux en faire un roman… Parfois, aussi, parce que la SF constitue non seulement un genre littéraire mais aussi une manière de vivre, en fréquentant ses pairs, en croisant les amateurs forcenés (qu’on a été aussi, bien entendu), en étant proche des rédacteurs en chef ou des éditeurs, des idées viennent d’un thème auquel on ne songeait pas, mais dont on a entendu parler… ».

En bref, ces quatre volumes, synthèse d’une vie d’écrivain loin d’être achevée, révèlent en tout cas un styliste de talent qui excelle à entraîner son lecteur dans des dérives imaginaires passionnantes, remarquablement conçues et typiques de ces « littératures d’aventures » joliment revendiquées par l’ex-Centre des Paralittératures de Chaudfontaine. À découvrir !

René Begon


[1] Dominique Warfa, « Préface », dans Un imperceptible vacarme (Vol. 1 : Lointaines et limitrophes), Long Shu Publishing, 2014, p. 8-9.
[2] Ibid., p. 12. Le « fandom » est constitué de la communauté des amateurs de SF.
[3] Dernier, mais sans doute pas ultime, essai : Dominique Warfa, « La possibilité d’une science-fiction. Autour d’une histoire de la SF de langue française en Belgique », dans Galaxie, 2011.
[4] Dominique Warfa, Un imperceptible vacarme, op. cit., p. 14.
[5] Nouvelles inédites : « Plongée profonde » (vol. 1), « L’écume de Prague » (vol. 2), « L’académie des liqueurs rares » (vol. 3), « Dragan » (vol. 4).


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°183 (2014)