Daniel Droixhe, Une histoire des Lumières au pays de Liège

Lumières liégeoises

Daniel DROIXHE, Une histoire des Lumières au pays de Liège. Livre, idées, société, Éditions de l’Université de Liège, 2007

droixhe une histoire des lumieres au pays de liegeLes Liégeois le savent bien : la Cité Ardente est la plus francophile des villes belges. En témoigne le feu d’artifice qui, chaque année, commémore non le 21 juillet, date de l’indépendance de la Belgique, ni le 18 août, date de l’«heureuse révolution», ainsi que l’on a parfois désigné la révolution liégeoise, mais bien… le 14 juillet. C’est dire que les bouleversements qui ont marqué les dernières décennies du XVIIIe siècle en France ont été suivis avec un intérêt tout particulier dans la Principauté. Et parmi ceux-ci, la critique radicale des fondements religieux de la société qu’a constitué la philosophie des Lumières.
Daniel Droixhe, éminent dix-huitièmiste et membre de l’Académie royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique, s’est attaché à en faire l’inventaire dans un ouvrage intitulé Une histoire des Lumières au pays de Liège, et sous-titré Livre, idées, société. Cette précision n’est pas inutile : c’est en effet par le biais de l’imprimerie et de l’édition qu’il a choisi d’aborder son sujet. Il est vrai que la diffusion des idées est indissociable de la circulation des livres, surtout à une époque où la division des tâches que nous connaissons aujourd’hui n’existe pas encore, et où les métiers d’imprimeur, d’éditeur et de libraire forment une seule et même activité. Une grande partie de l’essai est ainsi consacrée à l’intense activité éditoriale qui, dans la Principauté, a contribué à faire connaître les idées nouvelles. Alors qu’en France, on s’accorde à situer leur émergence vers 1680, en Belgique elles se propagent durant la période de paix qui sépare la guerre de succession d’Espagne de la guerre de succession d’Autriche, soit les années 1713 à 1740. C’est une époque de reconstruction, de réformes scolaires, d’essor de l’imprimerie et de la librairie. Celle-ci est favorisée à Liège par des facteurs historiques et géographiques (présence des troupes françaises sur le sol liégeois, proximité de la Hollande et de l’Allemagne, qui offrent de larges débouchés à la production), ainsi que par l’absence de privilèges et de carcans corporatifs. On voit alors apparaître des contrefaçons d’ouvrages philosophiques ou littéraires : Condillac, La Mettrie, Diderot…

Mais c’est surtout après la paix d’Aix-la-Chapelle de 1748 que les initiatives progressistes vont se multiplier. Parmi celles-ci, mentionnons l’édition par Bassompierre du Code de la nature de Morelly, précurseur de la pensée socialiste dont Lénine recommandait la lecture, et l’installation à Liège, de 1756 à 1759, du Journal encyclopédique dirigé par le Toulousain Pierre Rousseau, auquel s’abonnera Voltaire en personne et qui connaîtra même une version italienne. Les plus grands esprits du temps collaborent à cette revue, faisant de Liège le «témoin central du progrès des connaissances en tous les domaines».

L’avènement de François-Charles de Velbruck (1772-1784) coïncidera avec «la décennie la plus brillante du XVIIIe siècle liégeois». De nombreuses réformes sont entreprises dans les domaines social, culturel, éducatif, urbanistique, dont on peut trouver le reflet dans la peinture «réaliste» de Léonard Defrance. La réalisation la plus remarquable est sans doute la création en 1779 de la Société libre d’Émulation, qui survivra jusqu’au mi-lieu du siècle suivant et constitue, avec l’Académie de Bruxelles, future Thérésienne, la plus ancienne institution intellectuelle en Belgique. Elle sera un véritable creuset de la réflexion, participant activement à l’avènement de la pensée rationaliste et à la critique radicale des fondements religieux de la société.

Le livre de Daniel Droixhe se fonde sur une connaissance encyclopédique, c’est le cas de le dire, des ouvrages eux-mêmes, mais aussi des rapports complexes et fluctuants des imprimeurs-éditeurs liégeois avec le pouvoir des princes-évêques. C’est que ces derniers sont loin d’avoir tous le même «profil» : alors que Velbruck fait figure jusqu’à un certain point de «despote éclairé», son successeur Constantin de Hoensbroech, esprit rétrograde et peu soucieux de culture, manifestera une belle ignorance des événements en cours, au point qu’on a pu écrire de lui : «ses sujets sont à trois ans, à trois pas de la Révolution; lui, à la Contre-Réforme».

Plutôt que de se lancer dans des survols audacieux ou des synthèses hâtives, Droixhe s’appuie sur l’examen minutieux des livres, de leur fabrication et de leur diffusion. La prudence en ce domaine est de mise, car les imprimeurs travaillent tantôt avec l’aval du pouvoir, tantôt en bravant ses interdits. Les contrefaçons sont nombreuses et masquent fréquemment leur origine sous des indications fantaisistes. Les imprimeurs se livrent une rude concurrence, et c’est à qui s’imposera le premier sur un marché du livre en plein développement (on est stupéfait, connaissant les limites techniques de l’époque, de voir qu’une édition «pirate» sorte parfois la même année que l’originale). De plus, la pénétration des idées nouvelles ne se fait pas de manière linéaire, elle connaît des coups d’arrêt et présente à bien des égards des visages contradictoires.

Avec une modestie qui n’a d’égale que sa rigueur, Daniel Droixhe nous livre un utile ouvrage d’érudition, dans le meilleur sens du terme. En témoignent l’abondance de la bibliographie (douze pages, dont deux pour les seules contributions de l’auteur) et le nombre d’entrées de l’index, complétés par une abondante iconographie qui reproduit notamment les pages de titre de nombreux livres.

Daniel Arnaut


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°151 (2008)