« Les suffisances matamoresques appellent la finale crevaison grenouillère ». De même qu’il a créé son propre langage pictural, James Ensor a affirmé une singularité peu commune dans l’écriture. Une exposition et la réédition de ses écrits rendent hommage à ce créateur hors norme.
Depuis le 20 octobre, le musée d’Orsay de Paris accueille une grande exposition consacrée à James Ensor. Coïncidant avec le soixantième anniversaire de sa mort, cet événement qui réunit une centaine d’œuvres se singularise pourtant par une absence notable : manque en effet la toile vedette de l’artiste, L’entrée du Christ à Bruxelles – mais sans doute ses imposantes dimensions lui ont-elles interdit de quitter le musée Getty de Los Angeles, où elle est actuellement conservée. La scénographie simple de l’exposition met bien en valeur les œuvres présentées ; avoir séparé les toiles des dessins et gravures est un choix judicieux, et les quelques objets insolites ayant appartenu à l’artiste apportent un complément pertinent au parcours. Mais le cheminement thématique proposé – « Modernité », « Lumière », « Bizarreries » et « Autoportraits » – s’il a été établi dans l’intention de « mettre l’accent sur les grandes inventions du peintre » (Laurence Madeline, commissaire de l’exposition), a cela de dommageable qu’il impose une sorte de lecture dirigée d’une œuvre en mouvement perpétuel, dont l’apparente disparité compose, en fin de compte, un ensemble des plus cohérents. Peut-être eût-il été plus opportun de rendre compte de cette singulière dynamique et d’adopter un accrochage chronologique ?
Parmi les nombreuses publications suscitées par cette exposition, on s’attardera sur la réédition, aux éditions de La différence, des écrits d’Ensor sous le titre Dame peinture toujours jeune. Enrichi d’un cahier central de reproductions en couleur, le livre assemble les textes en suivant leur chronologie – à cela près que « Ma vie en abrégé », écrit en 1934, est placé en ouverture. « Pour des raisons évidentes », précise Colette Lambrichs dans sa préface. « Évidentes », vraiment ? Ce déplacement n’empêche-t-il pas d’entendre que le peintre a écrit cet abrégé quinze ans avant sa mort, et que le premier texte répertorié – brève note datée de 1882, au style encore très sage – est un ensemble de « Réflexions sur l’art » ?
L’on regrettera en outre que les textes n’aient pas bénéficié chacun d’une note de présentation. Il faut néanmoins les lire : grâce à eux se perçoit combien la prose d’Ensor est en étroite analogie avec sa peinture. À ne regarder que cette phrase emblématique – « Les suffisances matamoresques appellent la finale crevaison grenouillesque » – on saisit une des clés de son art : la conjonction d’une évidence référentielle et de l’affirmation d’une réinterprétation personnelle. De même qu’il crée son propre langage pictural il use, en écriture, d’un quasi idiolecte.
Comme les formes se diluent sur la toile en maelströms de couleurs et d’effets lumineux, le sens dénoté des mots se dissout dans les assonances et les allitérations, suffixations et autres dérivations. C’est alors un sens tout rebrodé d’évocations sensitives qui jaillit… Mais cet hirsutisme verbal ne doit pas occulter les propos acerbes et parfaitement raisonnés que l’artiste sait tenir en matière de théories esthétiques ou quand il s’agit de fustiger l’aveuglement des critiques.
Ensor insaisissable, à jamais singulier, surprenant, quelque peu « matamoresque »… L’aborder demande un grand dépouillement d’âme et d’esprit, un renoncement à toute tentative de catégorisation. Il devrait suffire d’une sensibilité ouverte et sans vantaux pour percevoir, en sa pureté, l’irréductible étrangeté, mi-effrayante mi-grotesque, empreinte de tragique aussi, de l’homme et de son art.
Ensor et ses œuvres, avec toutes leurs facettes sombres ou diaprées, semblent surtout réclamer d’être reçus sans autre vêture qu’eux-mêmes. Pour les mieux appréhender, sachons donc rester accessibles à la surprise. À l’éblouissement abrupt des diversités contraires – soyons définitivement ensoriens, jamais vieux, toujours jeunes…
James ENSOR, Dame peinture toujours jeune, choix de textes, préface et notes de Colette Lambrichs, La différence, coll. « Minos », 2009
Exposition James Ensor au musée d’Orsay jusqu’au 4 février 2010.
Isabelle Roche
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°159 (2009)