Passer notre Linze à la machine

Georges Linze

Georges Linze par Marcel Lempereur-Haut

Pour certains auteurs, une réédition peut représenter une renaissance. Ainsi en va-t-il pour Georges Linze. De cette grande figure de l’avant-garde, plus rien n’était disponible. Deux éditeurs remettent à l’honneur sa poésie et son œuvre romanesque.

Rarement un auteur ayant occupé une telle place dans l’histoire artistique d’un pays aura obtenu si peu de reconnaissance de la part de celui-ci après sa mort. Est-ce parce qu’il donna à Liège l’impulsion artistique propre à une capitale, sans aller quémander de subvention auprès des caciques de La capitale ? Est-ce parce qu’il criait haut et fort les prérogatives de la Poésie – ce qui ne l’empêchait pas d’être romancier ? Ou peut-être est-ce parce qu’il ne participa pas, comme l’on fait et le font encore tant d’autres écrivains d’avant-garde, à l’élaboration d’un sentiment national, à générer des mythes patriotiques – dans un pays qui ne parvient toujours pas à saisir sa chance de pouvoir échapper au patriotisme ? Autant de questions qui restent en suspens…

Toujours est-il que l’actualité littéraire me permet ici de rendre compte des nombreuses activités de Georges Linze, né à Liège en 1900 et mort en cette même cité en 1991. Après la publication de son premier recueil, George Linze fonde en 1921, avec le poète René Liège et le peintre Lempereur-Haut, le Groupe Moderne d’Art et de Littérature, qui a pour vocation la vulgarisation des idées nouvelles. Comme il le dit lui-même : « Nous secouions une Wallonie endormie en lui présentant Picasso, Magritte, Survage, Léger, Grosz, Zadkine, Freudlich, Monteiro, Gleize, Masereel… […] sans la moindre subvention, dans l’indifférence quasi-totale, sinon hostile » (Georges Linze et son époque, Malgré tout, 1974, p. 86). Anthologie, l’organe imprimé du groupe, accueille dans ses pages des poètes et des artistes, qui expliquent le mouvement dont ils participent, et c’est ainsi qu’on y lit Marinetti, ou Picasso.

Autour de Georges Linze, on retrouve une flopée de personnages plus ou moins importants pour l’histoire de l’expression artistique en Belgique, tels que l’excellent peintre Fernand Steven, auquel on reconnait des affinités avec le poète Edmond Vandercamen, Pierre Bourgeois et Pierre-Louis Flouquet, rédacteurs du Journal des poètes, Albert Bockstael, Auguste Mambour, peintres, ou encore le poète Hubert Dubois.

Mais ce qu’il convient de dire si l’on veut insister sur l’importance de ses activités dans le paysage culturel de l’époque ne donne évidemment pas la mesure de l’œuvre de l’artiste. Avant de parler de cet écrivain attaché à faire coïncider sa langue et sa vision du monde, et de tenter de prouver à ceux qui en douteraient encore la nécessité de relire aujourd’hui le poète et le romancier, plus étonnant l’un que l’autre, je veux saluer le travail de Karel Logist et de Gérald Purnelle, qui depuis quelques années s’ingénient à remettre à l’honneur le patrimoine poétique de la Belgique francophone grâce à la collection patrimoniale qu’ils dirigent au Taillis pré, où ils ont déjà réédité les œuvres de Franz Moreau, Françoise Delcarte, Ernest Delève et, c’est l’objet de ce papier, les Poésies 1919-1940 de Georges Linze

Le poète et son temps

linze poesies 1919-1940

Les textes rassemblés dans ce livre concernant la totalité des recueils publiés par le poète depuis Ici, Ardennes paru juste après la grande guerre, jusqu’à Secret de l’Europe, le dernier d’avant l’autre guerre : on y trouve également des poèmes inédits ou parus en revues, et une sélection de proses poétiques. Seule la période allant de 1919 à 1940 est couverte, les éditeurs justifiant ce choix par la puissance novatrice et l’impression d’ensemble qui se dégagent de cette production – mais ils se laissent par ailleurs la possibilité de rééditer plus tard le reste de l’œuvre, conséquent lui aussi, puisque Linze a été actif jusqu’en 1980.

De lui, on a souvent dit qu’il était futuriste, mais on ne peut que rejoindre Purnelle qui affine, dans « note de l’éditeur », ce diagnostic ; en effet, si les thèmes de ses écrits peuvent au départ sembler proches de ceux de F.T. Marinetti, de par l’omniprésence de la machine par exemple, la comparaison ne tient pas longtemps. D’abord, aux idéaux guerriers des Italiens s’oppose le pacifisme du Liégeois. Linze n’appelle pas la guerre ; dans ses poèmes, tout se passe comme si celle de 14-18 n’était pas terminée, comme si les bombes n’avaient jamais cessé de tomber, et les balles de faucher les hommes. Verdun / tourne encore / sous nos ailes penchées. Quel rapport ensuite entre les déclarations tonitruantes des futurs convertis au fascisme et ces poèmes dans lesquels on perçoit l’écho fin et lointain d’une querelle d’amis très proches, l’onirisme et le réalisme. Enfin, si Marinetti et les siens encensent la machine, et la déifient, la poésie de Linze me laisse plus souvent l’impression que la machine y prend part en tant qu’élément écrasant de la réalité : la machine tellement là, qu’il serait illusoire de la passer sous silence. Dès lors le poème prend acte de son appartenance au règne de l’humanité. Les pentes que nous voyons / doivent être douces aux roues. Pour conclure, Linze, contrairement aux futuristes, n’a pas pris une ride.

Avant de passer à une autre lecture, je voudrais ajouter que ce n’est pas un hasard si l’on doit la préface de cette édition à l’un de nos poètes les plus réputés, et à juste titre, à l’étranger : Jacques Izoard. C’est qu’entre Izoard et Linze, une filiation se dessine, qu’il est difficile de passer sous silence. Le préfacier lui-même met le doigt dessus, en intitulant son propos : Linze en vitesse. Car c’est bien de cette vitesse qu’Izoard a hérité, d’une conviction intérieure qui leur permet à tous deux de passer d’un vers à l’autre, sans que le lien ne soit évident, et sans pourtant que jamais ne quitte le sentiment d’un sens. Silence // Qui vient de regarder / par nos yeux ? // Les mains / dans l’invisible / sont nos durs deltas. // Tant de Machines / autour de nous / comme des gradins / dans le vieux ciel // tant de tués / que le pays / parait / pesant d’âme. Valse à trois temps dans laquelle le second n’apparait jamais, et est toujours présent.

Temps de guerre

linze les enfants bombardés

Autre point commun entre les deux hommes : ils ont consacré leur vie professionnelle à l’enseignement. Au travers de ses textes, on sent Linze occupé par l’enfance, la sienne et celle de ceux qui la vivent à présent. Et si nombreuses sont les références aux plus jeunes dans ses poèmes, dans Les enfants bombardés, roman dont il plante le décor durant la guerre de 14-18, c’est à un enfant qu’il confie la responsabilité de la narration, ce qui est, comme l’affirme Madeleine Frédéric dans sa lecture de l’œuvre, un fait sans précédent dans la littérature consacrée au conflit mondial.

Le jeune garçon raconte les événements qui secouent la ville de Liège durant la grande guerre, en suivant leur chronologie, de l’avant au début des hostilités, de l’existence en zone occupée, jusqu’au retrait, et à l’après. Or, ce qui, au départ, lui apparait comme un grand cirque, un carnaval de sensations, avec ses trouvailles, ses trésors abandonnés par les soldats, l’introduit par un glissement imperceptible dans une temporalité propre à la guerre, éclatée, un temps comme éventré dès les premiers obus. Un temps où le temps n’a plus de sens puisqu’il est entièrement dominé par la faim qui tenaille l’enfant tout au long des jours.

Texte qui procède par sensations successives, détachées, et dont la violence s’impose au fur et à mesure des pages, lorsque l’incompréhension se généralise. Ainsi l’auteur laisse entendre qu’il n’y a aucune raison à tout ça, ou que la raison est enfouie définitivement dès la première salve de fusil : cette guerre racontée non pas aux enfants à travers les yeux d’un adulte, mais aux adultes à travers les yeux d’un enfant est absurde. Je ne peux m’empêcher, en refermant ce récit, de penser au très beau Ludo dans lequel Conrad Detrez décrit lui aussi, à travers ses yeux d’enfant, les effets de la guerre sur son village. Chez Detrez-enfant comme chez Linze, la guerre ne s’explique pas, elle ne peut être envisagée que par un pur et simple constat ; mais Linze, contrairement à Detrez, se refuse à rentrer dans son récit par le biais de l’autobiographie – malgré ce qu’en dit le quatrième de couverture –, ce qui lui permet de mettre une distance entre le narrateur et ses parents. Ainsi disparaissent tous les points de repère de l’enfant, les comportements des adultes lui échappent, et il en vient à se demander si vraiment il faut grandir, si l’homme qu’on lui demande de devenir en vaut la peine. Ainsi faut-il im-pé-ra-ti-ve-ment relire Georges Linze, pour la vision qu’il nous donne de la guerre, l’humanité non moralisante de ses propos, le rôle de précurseur qu’il joua dans notre littérature et qu’il joue encore par rapport à certains de nos grands écrivains, pour le style étonnamment moderne de ses écrits et pour notre plus grand plaisir, surtout.

Georges LINZE, Poésies 1919-1940, Taillis pré, coll. « Ha ! », 2003
Georges LINZE, Les enfants bombardés, Labor, coll. « Espace Nord », 2002

Pascal Leclercq


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°132 (2004)