Ghelderode, le retour aux fondamentaux

michel de ghelderode

Ghelderode

« Exprimer l’homme de son temps.
Et à travers lui, l’homme éternel. »
Michel de Ghelderode, Les entretiens d’Ostende, L’Arche, 1956

Cinquante ans après sa mort, Ghelderode continue de nous parler.

Si Michel de Ghelderode ne s’est probablement jamais fait d’illusions sur la nature humaine, c’est que les débordements de son siècle ne lui ont pas permis de s’identifier à ses contemporains. À vrai dire, il leur préférait de loin le Moyen Âge, le 16e siècle espagnol, les gueux, les figures sorties d’un tableau de Bosch ou encore les masques patibulaires qui peuplent les toiles d’Ensor. Des personnages à défaut de personnes ? Poser la question c’est déjà y répondre.

Et cependant, la quête chronologique de « l’artiste » Ghelderode prescrit bien des nuances ! Car au-delà des sentences catégoriques, des excommunications tapageuses, des tours de cochon dont il gratifiait son entourage (amis ou ennemis), au-delà des pitreries et autres cabotinages qui faisaient les choux gras des commentateurs de l’époque, se profilait un homme au regard d’aigle, attentif aux mouvements de la vie et profondément troublé par les comportements des individus qui composaient son territoire. D’une méfiance paysanne, il se disait lui-même requis par la peur qu’il identifiait comme une sorte d’angoisse ontologique : « Cette peur qui m’a saisi dès l’origine et qui ne me quitte pas ; de cette peur que chaque homme a sur lui et qui a son odeur » (Les entretiens d’Ostende). Une extrême sensibilité – maladive sans aucun doute, et on sait que la maladie elle-même ne l’épargnait guère – projetait devant lui des individus désemparés par ce que Jean Cocteau appelait « la difficulté d’être », et dont les attitudes, la mobilité imprévisible, les dérapages pervers, lui inspiraient des contes, des mises en scène, des billets pour le moins incisifs, et quelque fois cruels. La dérision élevée comme le fondement même de l’angoisse lui aura donc permis de tirer les ficelles d’un spectacle de marionnettes à l’échelle humaine dont l’authenticité ne laisse pas de nous confondre… Il se plaisait d’ailleurs à répéter que les figurines en bois, elles, ne mentent pas.

Ce vingt et unième siècle n’aurait probablement pas modifié chez Ghelderode la perception « mi-comique, mi-tragique » qu’il avait du genre humain. Par contre, nos contemporains peuvent, sans risque de se fourvoyer, se retrouver parmi les figures qu’il a esquissées au fil des jours. Et c’est bien à travers temps qu’il convient de découvrir – ou de redécouvrir – Michel de Ghelderode. Par le biais de quelques mythes immuables aussi, quoique l’auteur se défiât d’une quelconque formalisation de la pensée.

Dans Escurial par exemple, la pièce où la peur de l’autre est explorée au-delà des apparences, l’individu apparaît tout à la fois comme un roi et un bouffon. Le prodigieux jeu de rôle auquel nous invite le dramaturge rend parfaitement les antinomies qui nous habitent et dont l’illogisme émerge à des moments précis de notre vie. Une telle vérité ne pourrait être mieux et plus durablement rendue. La peur initiale, nourrie de récits d’atmosphère lugubres ou équivoques, et véhiculée par un état de santé précaire, a conduit le jeune Adhémar Adolphe Louis Martens à une autre vie cadencée par « l’imminence du surnaturel, l’approche du mystère ». Et c’est bien elle qui lui inspire le climat délétère où baignent la plupart de ses contes fantastiques. C’est la même peur qui change le mortel en histrion ou en martyr dès lors qu’il est confronté à l’imminence de la mort.

La violence ambiante, si enveloppante qu’elle fait désormais partie de notre quotidien, Ghelderode l’a instrumentalisée dans la plupart de ses pièces. Elle s’y affiche sous des formes, les plus diverses, les plus inattendues, les plus perverses, en lui prêtant notamment une perte de contrôle calamiteuse et en lui opposant, comme dans Pantagleize, un personnage lumineux, simple, ami des gens et confiant dans le jour qui vient : « Pantagleize, c’est le poète », dit Ghelderode… « c’est un rêveur ». Il précise sa pensée en stigmatisant les responsables du « mal » : « Le contraire de Pantagleize, serait le politicien, l’opportuniste » (Les entretiens d’Ostende). Ghelderode anarchiste ? Après tout, pourquoi pas ? Il ne fait d’ailleurs pas mystère de son attachement à Jarry : « un destructeur fécondant» (Les entretiens d’Ostende), mais aussi aux esprits libertaires. Enthousiaste quand il parle d’Érasme (il recommande la lecture de l’Éloge de la folie), il privilégie, comme Rabelais, la dimension d’un rire franc, populaire, impulsif et dévastateur : « C’est ce rire, et ce rire seul qu’on ne me pardonne pas » (Les entretiens d’Ostende). À vrai dire, voilà bien l’antidote le plus efficace contre la peur initiale ! Le rire à travers tout : dans les postures inappropriées des hommes d’église, dans l’intrusion du diable au cœur même du sacré, dans la représentation de la mort, brocardée dans La Balade du Grand Macabre, une pièce écrite en 1934, qui met en scène l’imposture et le dérisoire… Ghelderode s’est expliqué à maintes reprises sur la légitimité de ce pantin puissant et grotesque. Il y voit comme une illustration de l’irrationnel bien plus qu’une inclination pour le lugubre : « J’avais la curiosité de tout ce qui était en deçà et au-delà de la vie… » (Les entretiens d’Ostende).

Ghelderode n’aimait pas son époque et c’est dans l’adoubement d’un imaginaire puissant qu’il s’est forgé sa justification d’être. S’il veut sortir de son mal-être, l’homme d’aujourd’hui peut puiser sans retenue dans cet incroyable vivier sorti de nulle part pour alimenter son propre bestiaire d’images. Dans sa préface aux Sortilèges et autres contes crépusculaires, Henri Vernes explore méthodiquement les pièces d’un puzzle intérieur qui traîne des alluvions d’une cohérence invisible : « Les décors : les villes flamandes – Gand, Bruges – aux vieux pignons voués au brouillard et au crachin, aux canaux glauques charriant des cadavres qu’accroche la gaffe d’un nautonier aux yeux vides, au nez absent, à la bouche sans lèvres ; un hôtel promis à la pioche des démolisseurs, qui râle déjà ; un jardin malade de pourriture où les plantes prolifèrent comme les cellules d’un sarcome /…/ des tavernes où l’on boit pour essayer de noyer une peur qui ne veut pas mourir… » (Sortilèges et autres contes crépusculaires). Dans la foulée, Henri Vernes évoque les personnages : « … un écrivain public doué du don d’ubiquité ; un Méphisto illusionniste ; un homuncule pitoyable perdu dans une énorme maison et que poursuit un chat démoniaque ; un antiquaire sacrilège ; un diable enfermé dans une bouteille ; des enfants qui ne naîtront jamais… » (Sortilèges et autres contes crépusculaires).  Peut-être faut-il avoir traversé les régions inhospitalières de soi pour accéder à une quelconque représentation de la paix. Comme un diable qui jaillirait dans un roulement de tambour, Kwiebus, le philosophe des dunes, apparaît en 1947 dans ce Voyage autour de ma Flandre qui commente avec humour le voyage à travers soi d’un homme de sens et de raison : « Kwiebe Kwiebus, sage de tempérament et de raison, vivait solitaire en la dune flamande. » Tel Candide, le personnage fera d’étranges rencontres qui souligneront encore, si besoin est, la défiance de Michel de Ghelderode envers les hommes de pensée, les hommes politiques, le pouvoir et le monde ecclésiastique… Quelquefois, resurgit le conteur délicat et sensible de La Halte catholique et de L’Homme sous l’uniforme : « Et il manqua de pleurer, au spectacle de la méchanceté des hommes et en particulier des hommes ayant quelque intelligence » (Sortilèges et autres contes crépusculaires). Brocardant à l’encre grasse la vanité du « mouvement », et rejoignant Baudelaire dans sa représentation du Hibou, Ghelderode dénonce les déplacements superflus et le galimatias des philosophes : « Crois-moi, rien ne sert de s’agiter et tout s’accomplit en dehors de la volition des hommes. Tout a été dit et rien n’a été dit, de sorte que tout ayant été dit sans l’être, tout est donc à redire » (Voyage autour de ma Flandre tel que le fit aux anciens jours messer Kwiebe-Kwiebus philosophe des dunes).

La culture internautique n’aurait probablement pas échauffé Ghelderode qui préférait le rapport épistolaire à tout autre mode de communication. Le père du Grand Macabre écrivait à ses amis et connaissances, armé d’une plume virevoltante bouillonnante et redoutable. Cette correspondance pléthorique, superbement consignée et annotée par le professeur Roland Beyen, révèle un auteur plus que jamais livré à ses fantasmes, ses rêves et ses colères, un homme profondément blessé par le spectacle des autres et muré dans une demi-solitude. Et que – qui ? – nous révèle-il à travers une brillante logorrhée, que nous ne sachions déjà ? Lui-même bien évidemment, mais surligné par la rage ou l’abattement, confondu par sa précarité, ignoré trop souvent pour son ondoyante personnalité dramatique. Cinquante ans après sa mort, Ghelderode continue de nous parler. Les innombrables lettres voltairiennes que le chercheur a scrupuleusement révélées forment désormais l’une des branches essentielles de la nébuleuse Ghelderode. On y relève en priorité les racines du « mal » d’être vivant dont l’auteur a douloureusement exhibé les nuisances et les griffures.

Notre temps ne s’est-il pas doté d’armes nouvelles pour anathématiser l’opprobre, le pouvoir absolu et la tyrannie ? Ghelderode s’est affiché à cet égard comme un redoutable précurseur. Dans cet esprit, L’Histoire comique de Keizer Karel, telle que la perpétuèrent jusqu’à nos jours les Gens de Brabant et de Flandre, achevée en 1918 et « dédiée au génie de Charles De Coster », narre des anecdotes burlesques et savoureuses de l’Empereur pour qui « la Joyeuse Entrée » s’égare et patauge dans des gaillardises d’une réelle drôlerie. Dans ce mince volume au propos irrévérencieux, Michel de Ghelderode ne va pas cesser de fustiger l’arbitraire des puissants pour s’en remettre à la joyeuse impertinence du peuple. Par leur truculence et leur vitalité, les pièces de Keizer Karel s’apparentent à la fois aux fabliaux du Moyen Âge et à la peinture flamande. Le choix du fabliau accrédite chez l’auteur l’idée d’un support écrit qui remonterait du fond des âges : « Je me suis épris des choses inactuelles comme tout autre enfant s’éprend de ses jouets » (Les entretiens d’Ostende). « Inactuel » émerge comme le mot clé, l’adjectif tendu comme un bouclier par Ghelderode, pour défier le dieu « Chronos », pour oublier que « notre siècle a la couleur et le parfum du cadavre, qu’il accumule des monceaux, des montagnes de cadavres » (Les entretiens d’Ostende).

La peur, disions-nous ? La déjouer, c’est recourir aussi, et par-dessus tout, à un effet de l’art. Ghelderode qui s’affichait comme un « poète dramatique » ne dit pas autre chose. À nous d’effectuer le glissement sémantique d’« inactuel » vers un trope qui nous concerne tous, qui reste sans doute à inventer, mais qui touche à la part intime de l’individu.

Michel Joiret


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°172 (2012)