Guy Goffette, Le pêcheur d’eau

A ceux qui partent

Guy GOFFETTELe pêcheur d’eau, Gallimard, 1995

goffette le pecheur d'eauPour avoir appréhendé le temps, et notre présence au monde en langue, comme des choses ou des lieux édéniques presque, enchantés en tout cas, où toutes les promesses, tous les rêves, toutes les folies, étaient possibles, nous aurons glissé dans un temps, et un espace de langue, où chaque jour est un jour de pas­sage / où rien ne bouge dangereusement, où on se retrouve flasque / otage du temps et de l’ennui : telle aura été notre catastrophe, terrible mais discrète désillusion, que les pages du Pécheur d’eau, le dernier recueil de Guy Goffette, ne finissent pas de rappeler et de maintenir en éveil. Comme si après avoir rêvé, avoir pu Penser qu’on aurait pu devenir cela aussi : / des héros, le visage resplendissant / et le corps cou­turé de blessures, il fallait absolument garder vivante cette perle, cette part de rêve, de commencement, jusqu’ici, dans l’herbe abandonnée / au piétinement des bœufs sombres, / et piétiner comme eux, l’âme obs­curcie / mais l’œil prêt (p. 20) à chercher dans l’obscur / une veine d’eau douce / qui parle­rait pour nous (p. 23).

On le sent au fil des pages : l’une des quali­tés de ce livre est de rendre sensible, par la poésie même, un questionnement a priori très théorique pourtant, et qui touche au statut de la poésie : que reste-t-il d’elle si les enchantements, les départs, les illusions et les joies dont les mots étaient porteurs (aux­quels renvoie la section Bureau des longi­tudes et ses hommages aux poètes aimés) ont disparu ?

A y regarder de plus près pourtant, au-delà de la mélancolie apparente du recueil, cet effon­drement du pouvoir des mots aura surtout été l’occasion d’une extraordinaire maturation, du poète certes — il est indéniable qu’il s’agit ici d’une très forte aventure hu­maine —, mais aussi de sa langue, de ce qu’il attendait d’elle et de ce qu’il peut encore en attendre. Il suffit de comparer les poèmes de la section Quatre saisons pour Jude S. à ceux du Bureau des longitudes pour se convaincre alors que, loin d’être une perte, cet effondre­ment aura permis de plonger enfin sans fard dans le réel, dans cette chose qu’on a toujours su mais dont on n’a jamais rien voulu savoir : il n’y a pas de commencement absolu, pas d’enfance une fois pour toutes, mais un continu de recommencements, de nouveaux départs : Recommencer, naître à nouveau, voilà / ce que disait le Maître, ce que nous n’avions pas compris. De là cette plongée dans les cycles temporels — ronde des jours, rythme des saisons qui s’enchaînent et se reti­rent, et qui scandent le recueil par ce qu’elles ont d’immuable mais de changeant aussi (n’est-on pas ici, en Belgique, habitué à ce spectacle de gris dans du bleu : voici l’hiver / qui monte dans l’été comme un chat / dans l’arbre — et les feuilles sont noires / avant l’au­tomne, sombres prémisses ? Il y aurait un jour à faire une étude de l’influence du climat sur la littérature. Paul Emond l’avait déjà esquissée. Sûr que Le Pécheur d’eau figurerait en bonne place dans le corpus d’œuvres à analyser!). De là cette impression que Longue est l’at­tente et que la voix qui finit par s’élever a Si peu de chose à dire, / un si léger relief, et qu’elle ne pourra sûrement pas empêcher que déjà le soir tombe, mais ce peu est de ces choses précieuses, comme le ciel, qu’on peut prendre le soir et retrouver au matin, à sa place exacte, et lavé de frais. Tel est le charme des départs en poésie. Tel est le charme de ceux qui savent partir.

Vincent Tholomé


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°87 (1995)