Thomas Gunzig, Figures du transfert

Quelque chose ne tourne pas rond, docteur… 

Thomas GUNZIG, Figures du transfert. Épisodes cliniques, Le grand miroir, coll. « La petite littéraire », 2002
Thomas GUNZIG, De la terrible et magnifique histoire des créatures les plus moches de l’univers, Labor, coll. « Espace Nord Zone J », 2002

gunzig figures du transfertIl y a beau temps que, dans l’univers litté­raire de Thomas Gunzig, les choses ont commencé à se dérégler. Et à lire Figures du transfert, on se dit que cela n’est pas près de s’arranger — bien au contraire. Ce texte bref, au genre incertain (pièce radiophonique ou roman dialogué ?), a pour cadre une cli­nique psychiatrique. Quatre personnages y prennent tour à tour la parole : un journa­liste scientifique, qui fait office de narrateur-commentateur ; deux malades, Bill et Bob, au cerveau dévasté par le reconditionnement mental qu’on leur a fait subir ; enfin un jeune stagiaire chargé de les espionner. C’est que le médecin-chef de l’établissement s’est fourré en tête que les deux « cinglés » étaient en train d’ourdir quelque complot susceptible de menacer l’ordre public, ce qui aurait pour conséquence fâcheuse d’indisposer le ministre de l’Intérieur et par là de mettre son propre emploi en péril. Or, à quoi sont occupés les deux compères, lors de leurs entrevues dans la salle commune, tandis qu’à la télé défile, jour après jour, un feuilleton interminable où l’inspec­teur Derrick tombe amoureux d’une bou­langère soupçonnée du meurtre de son mari ? A tâcher de se remémorer des souve­nirs de leur vie antérieure, celle d’avant leur internement. Ils pensent y parvenir à la condition de reconstituer la sombre histoire d’une certaine Jane Dominique Ellroy (sur­tout ne pas y voir d’allusion), abusée par son père pendant vingt ans, abandonnée par son mari et qui drogue ses enfants jusqu’à faire d’eux des assassins. Une histoire que leur a précisément racontée le médecin-chef à leur admission en clinique, comme il le fait de manière obsessionnelle avec chaque nouvel arrivant…Bref, l’histoire du serpent qui se mord la queue. Une image reprise littéralement lorsque la voiture de Derrick, aveuglé par son amour pour la boulangère, « fait une embardée suivie de cinq ou six tonneaux » et finit « enroulée comme un boa autour d’un ré­verbère ». La boucle est la figure centrale de ce récit, à l’instar de ces malades qui, pour se réapproprier leur propre existence, repro­duisent la parole du psychiatre.

Un récit passablement tordu, on le voit, où comme dans l’histoire du fou qui repeint son pla­fond, tout est régi par la logique destructrice de l’absurde. Un récit noir de noir, qui ac­cumule dans une féroce surenchère les situa­tions scabreuses (ce ne sont partout qu’abandons, morts, viols, folies, incestes, et on en passe), les désamorçant par une écri­ture caustique et un sens évident du coup de théâtre — comme dans cette pirouette finale que, pour préserver l’intérêt de la lecture, on se gardera bien de dévoiler ici.

Déjà connu comme nouvelliste et comme romancier, Gunzig révèle une nouvelle fa­cette de son talent avec un récit destiné aux jeunes adolescents, De la terrible et magni­fique histoire des créatures les plus moches de l’univers. Là non plus, les choses ne sont pas tout à fait ce qu’elles devraient être. Polo est obligé de travailler douze heures par jour dans la fabrique de crayons Farber. En effet, dans ce monde où les Etats ont disparu au profit d’un vaste consortium industriel qui gouverne la planète, les enfants sont réduits à l’état de semi-esclavage. Polo tâche de se distraire de son sort peu enviable en réali­sant, avec des crayons dérobés à l’usine, des dessins dans lesquels il donne libre cours à son imagination.

gunzig de la terrible et magnifique histoire des creatures les plus mochesPendant ce temps, un vaisseau nommé « l’Œuf » sillonne le cosmos. A son bord, des créatures dotées de technologies sophis­tiquées et qui, de surcroît, ignorent ce que sont les rapports de pouvoir. Mais pour leur malheur, ils sont tellement laids qu’ils n’osent pas se regarder l’un l’autre, ce qui les contraint à vivre dans la solitude et la déso­lation. Tout leur temps se passe donc à re­chercher la planète idéale, celle où ils trou­veront des formes agréables en lesquelles ils puissent se réincarner. Après avoir exploré d’innombrables galaxies hostiles ou mono­tones, ils jetteront leur dévolu, aussi éton­nant que cela paraisse, sur notre bonne vieille Terre — et plus précisément sur les dessins de Polo. Pour manifester leur recon­naissance, ils aideront les enfants à se libérer du joug des exploiteurs, en faisant subir à ceux-ci un sort peu enviable… Une fable somme toute très morale, qui parle de droit à la différence, de respect de l’autre, d’exploitation du travail des enfants. Mais qui le fait avec une verve et une imagi­nation réjouissantes. Nul doute que les « onze ans et plus » applaudiront à quelques-unes de ses trouvailles : ainsi cette engin multifonctions dont disposent les extrater­restres, le « crachoir », qui permet aussi bien de faire de la téléportation, que de pulvériser les portes blindées ou de rendre les mé­chants inoffensifs en les emprisonnant dans une gangue de salive…

Daniel Arnaut


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°124 (2002)