Elles disaient sterben ou to die pour mourir

paul willems

Paul Willems

Paul Willems n’est plus : la triste nouvelle s’est répandue bien au-delà de nos frontières. Car si son œuvre, jusqu’à présent, n’a rencontré que peu d’échos en France, elle avait trouvé de nombreux amis à travers le monde, à commencer par les traducteurs ou traductrices des pièces. Pour saluer l’esprit d’ouverture de celui qui fut l’un des inventeurs d’Europalia, nous avons voulu placer en tête de ce dossier d’hommage à Paul Willems les témoignages de deux d’entre elles, Maria Sommer et Suzanne Burgoyne.  La première, dont le dramaturge fit la connaissance dès 1953, est la traductrice et l’éditrice de toutes ses pièces en langue allemande. La seconde a contribué à faire connaitre aux États-Unis l’auteur d’Il pleut dans ma maison par ses traductions mais aussi par ses mises en scène. Nous les remercions l’une et l’autre très chaleureusement d’avoir répondu si vite à notre appel.

Paul Willems et le théâtre de langue allemande

Comment, après 45 ans, raviver le bonheur de la première rencontre, les cris joyeux de bienvenue que le théâtre allemand allait adresser à un auteur étranger, inconnu de tous. Pendant une année entière, aucune scène n’avait voulu ouvrir ses portes à Peau d’ours… il n’y en avait que trop, de ces personnages hirsutes qui, revenus dans leurs foyers, erraient dans les décombres des villes ; et partout où l’on pouvait recommencer à faire du théâtre, on se ruait sur le répertoire mondial demeuré si longtemps inaccessible et qui maintenant s’ouvrait sans réserve, Wilder, Miller, O’Neill, Claudel, Anouilh, Giraudoux, Elliot, Frey, O’Casy. Des temps difficiles pour les histoires simples comme celles que raconte l’auteur, ce descendant des frères Grimm, ce fou bizarre qui fait parler la lune, le soleil et les bêtes, au lieu de représenter les tristes réalités des années d’après-guerre – tremblant sous les tensions, avec leur cortèges d’affamés et de personnes déplacées – , au lieu de critique la société, de voir comment assumer le passé. Que nous veut ce Monsieur Willems avec la « poétaillerie qui ne touche personne » – comme l’exprimait, en faisant la grimace, le dramaturge principal d’un grand théâtre.

Puis ce fut le printemps pour Peau d’ours, avec une triple consécration : dans un théâtre national bourgeois, riche en traditions, de la ville de Brunswick ; sur une scène berlinoise d’avant-garde dirigée par des jeunes, géniaux et enthousiastes ; et dans le célèbre lieu de pèlerinage du théâtre moderne de ce temps-là en Allemagne : chez Gustav Rudolf Seliner à Darmstadt.

La critique – volontiers suffisante, souvent acerbe, visant toujours à une rigoureuse objectivité, fit fête à Paul Willems, l’appelant le « poète du songe flandrien d’une nuit d’été ». Ceci fut le début d’une merveilleuse amitié. Dont portent témoignage les 106 mises en scène de ses œuvres au théâtre, à la radio et à la télé. Il est même arrivé qu’on puisse les voir et les entendre d’abord en langue allemande, avant d’y avoir accès dans son pays d’origine. La première d’Il pleut dans la maison a eu lieu à Vienne quatre ans avant la première à Bruxelles. Le marché des petites heures était une commande pour le festival de Salzbourg. La pièce radiophonique Une nuit fut écrite pour la Süddeutsche Rundfunk (radio d’Allemagne méridionale), la pièce télévisée L’écho pour le Südwestfunk (radio du Sud-Ouest) – les deux institutions voulaient persuader l’auteur de continuer à écrire pour ces médias. Mais Paul Willems ne poursuivrait pas dans cette voie : pour lui, le vrai défi, c’était le théâtre.

De même qu’il était, lui, le poète, un défi pour le théâtre. « Pour bien le jouer, il faudrait former un Willems-ensemble, comme il y a un Brecht-ensemble », soupirait un jour un metteur en scène, face à la maladresse avec laquelle des comédiens de métier s’efforçaient de parler « poétiquement », de jouer « avec sensibilité ». C’est qu’il leur fallait d’abord trouver la voie de cette parfaite simplicité qui caractérise les œuvres de Paul Willems, cette simplicité du grand art que Kleist décrit dans son essai sur le théâtre de marionnettes et qui, pour être atteint, demande un effort, et non des moindres.

Cela vaut aussi, bien sûr, pour la traduction. Comme elle est séduisante, la jubilation du verbe dans les premières pièces, avec les ballonnets de couleur des jeux de langue, les néologismes et autres Willemseana ; comme elles sont fortes et riches les sonorités plus graves de l’œuvre tardive. L’autre langue peut-elle laisser entrevoir ce qu’a pensé, senti, exprimé sans le moindre heurt la parole du poète ?

La tentative s’impose. Oh ! le bonheur des soirées passées sur la terrasse de Missembourg, les textes français et allemand sur la table, le dictionnaire, fermé, à côté, car on savait ce que les mots voulaient dire. Ce dont il s’agissait, c’était de retrouver « la » forme, le seul équivalent possible ; il fallait transformer la langue française du Bon dieu de Phoebus en un allemand composé de mots et de syllabes éclatées ; il fallait transposer les gros mots et les « chansons d’idiot » du Monsieur Fetch du Marché des petites heures en gardant un comique du même niveau ; et trouver, pour Bulle d’Il pleut dans ma maison, « le mot qu’il n’avait pas cherché ». Pouvoir penser avec Paul Willems, imaginer, chercher, rêver avec lui… et puis, ensemble, se réjouir d’avoir trouvé !

Il ne serait pas honnête de taire le fait que ces dernières années on ne parlait plus guère de Paul Willems, en Allemagne. La révolte des étudiants avait, entre autre choses, entrainé des changements radicaux dans le domaine du théâtre, une politisation et une radicalisation, voire une vulgarisation dont le théâtre ne s’est toujours pas remis. Ce n’est pas avec des gestes grossiers et des cris perçants que l’on peut appréhender les poètes fins et profonds du théâtre mondial… Ceux-ci se sont donc vus contraints de quitter la scène. Pas pour toujours, on peut l’espérer, car déjà, çà et là, et de plus en plus souvent, on voit de petits groupes indépendants manifester de la curiosité, de l’intérêt pour un théâtre qui se situe au-delà du disco, des jeux vidéo et autres daily soaps, peepshows, cirque politique… on sent le besoin d’un théâtre où l’être humain va à sa propre rencontre et y trouve traités les deux grands thèmes de sa vie : l’amour et la mort.

Ce théâtre, ce sont les poètes qui le créent. Paul Willems est l’un d’entre eux.

Maria Sommer (traduit de l’allemand par Rose-Marie François)

Un ami des arbres

Ma mère était chanteuse. Enfant, je me souviens qu’elle me chantait « A tree fell down and made a hole in the sky » (un arbre en tombant a fait un trou dans le ciel). Ce sont ces paroles qui me reviennent en mémoire en songeant à ce que sera un monde sans Paul Willems, auquel je penserai toujours non seulement comme à un poète et à un dramaturge mais comme à un ami des arbres.

Paul Willems a été un arbre dans le mon ciel depuis le jour où, boursière Fullbright, je vins étudier le théâtre belge à l’Insas en 1968-1969. Je traduisis La ville à voile, qui fut montée en 1973 à l’Université de Caroline du Nord, où Paul et moi furent conviés en tant qu’artistes invités. Ainsi commença une amitié inspiratrice. Lors de ma première visite à Missembourg, Paul me fit faire le tour des jardins et me montra un grand et vieil arbre que la foudre avait frappé. Le pépiniériste qu’il avait fait venir lui avait dit que l’arbre pourrait survivre mais que cela couterait cher. Après avoir réuni un conseil de famille, Paul décida que l’arbre devait vivre… et roula quelques années encore dans sa vieille voiture. Paul était un merveilleux conteur et ses histoires témoignent autant que ses pièces de valeurs rares dans le monde moderne.

En 1985, le Théâtre Ubu Repertory de New York organisa une lecture publique de ma traduction de La ville à voile, qui fut suivie d’une autre lecture au Festival de Williamstown. À cette occasion je fis la connaissance de deux autres traducteurs de Willems, David Willinger et Donald Friedman. Ensemble, nous préparâmes un recueil de quatre de ses pièces, Dreams and Reflections (Garland, 1992).

Entre-temps, j’étais retournée à l’Insas comme professeur invité, en 1986-1987. Cette année-là, le Théâtre du Rideau monta une nouvelle mise en scène d’Il pleut dans ma maison. Le metteur en scène Pierre Laroche m’accueillit au sein de la « famille du Rideau » et me permit d’assister aux répétitions. Lorsque je dis à Paul que j’étais tombée amoureuse de sa pièce, il me répondit avec un clin d’œil : « Je l’aime aussi. Et je ne suis pas jaloux ».

De retour aux États-Unis, je traduisis Il pleut dans ma maison et la mis en scène en 1988 à l’Université de Creighton (Nebraska). Le Rideau nous dépêcha le compositeur-interprète Ralph Darbo pour accompagner ma troupe d’étudiants, et Paul Willems fit le voyage pour assister à la représentation. Le critique du Omaha World Herald parla avec enthousiasme de « magie théâtrale » et m’écrivit : « Nous avons besoin de plus de théâtre comme celui-là, de plus de fantaisie, de douceur, de sentiment dans notre monde, et, certainement, de plus d’humour ». Avec sa gentillesse coutumière envers ses interprètes, Paul envoya une lettre à la troupe où il leur disait qu’ « un merle n’est pas un merle » mais que « vous êtes de fameusement bons acteurs » et que « merci c’est merci ».

En 1991, j’assistai à la première de La vita breve à Spa. Je mis en scène sa traduction (publiée chez Peter Lang en 1994) à l’Université de Missouri-Columbia en 1995. La vita breve fut l’un des six spectacles (sur 170 concurrents) retenus pour représenter notre région à l’American College Theatre Festival. Gregg Henry, président de notre section régionale de l’ACTF, se rappelle avoir été « ému, saisi, transporté » par la pièce. Pour Angela Bullard, qui interprétait le rôle de Mesdemoiselles, « le précieux don des mots de Paul Willems m’a permis d’entrer dans le monde mystique d’un rêve éveillé qui donne voix aux secrets de notre âme ».

Donald Friedman, traducteur d’Elle disait dormir pour mourir et du Pays noyé, témoigne en ces mots du legs que nous a laissé Paul : « La voix de Paul Willems continuera de murmurer des secrets essentiels aux générations futures. Durant la dernière décennie, mes étudiants américains ont été séduits par la jeunesse de l’écriture de Paul Willems, son ouverture à la beauté du monde extérieur et aux mystères du monde intérieur. Pour tous ceux qui prisent la beauté en littérature, ces œuvres majeures, en nous conduisant au plus près des sources de la poésie, raniment notre émerveillement et transforment nos vies avec une magie rare. »

Ceux d’entre nous qui connaissaient Paul Willemsn trouvaient de la magie dans sa présence aussi bien que dans ses œuvres. Ainsi David Willinger, traducteur de Warna, se souvient-il du rare honneur qu’il eut de manger une soupe au potiron à Missembourg avec l’auteur de Blessures : « Pour moi, l’homme et son art restent intimement liés ».

La disparition de Paul a laissé un trou dans mon ciel, mais son esprit continue de chanter dans ses pièces. Et de chaque arbre me parvient son murmure.

Suzanne Burgoyne (traduit de l’anglais par Thierry Horguelin)

 L’enchanteur de Missembourg s’est endormi

Paul Willems s’est éteint dans sa 86e année. Romancier et nouvelliste, c’est pourtant comme auteur dramatique qu’il laissera d’abord sa forte et poétique empreinte dans les lettres belges de l’après-guerre.

De la route, on ne la voit pas. Pour l’atteindre, il faut emprunter un chemin gardé par un portail en fer forgé dissimulé le long d’une voie sans issue. Mais à peine a-t-on dépassé le coudre que l’on ne voit plus qu’elle, grande, blanche, avec ses multiples fenêtres et son toit en pente. On s’y trouve à l’abri des bruits de la grande route, pourtant toute proche. Seuls le vent et les arbres émettent leurs chants. Voici Missembourg, demeure vieille de trois siècles détruite sous la Révolution française, reconstruite au siècle suivant avant d’être rachetée, il y a plus de cent ans, lors d’une vente publique, par un sieur Willems souhaitant échapper à la ville d’Anvers. Dans cet univers à l’abri du monde naquirent Marie Gevers, qui en fit le décor de Madame Orpha, l’un de ses plus célèbres romans, et son fils, Paul Willems.

« Ce jardin a illuminé toute mon enfance, se souvient l’auteur de La ville à voile. Comme je n’allais pas à l’école, ma grand-mère m’apprenait le français, à partir du Télémaque de Fénelon, ainsi que quelques rudiments de latin. Mais pas les mathématiques, qu’elle détestait. Dès dix heures et demie, elle m’envoyait dans le jardin où, chaussé de sabots, je restais la journée entière ». C’est là qu’il va découvrir « les secrets des arbres » et apprendre à écouter le vent. « Quand il venait de l’ouest, annonçant la pluie, les cloches de l’église d’Edegem tintaient. Mais je ne devais pas les confondre avec celles de l’église de Mortsel dont elle se différenciaient par le son ».

Du romancier…

Né le 4 avril 1912, Paul Willems passe ses premières années auprès de sa grand-mère dont la mort, l’année de ses onze ans, marque la fin de ses crises d’asthme. Chez lui, on parle français, un français mâtiné d’expressions usuelles flamandes. Ce sera donc la langue de ses études – même s’il se considérera toujours comme Flamand. Après ses humanités dans un collège francophone d’Anvers, il entre en 1930 à l’ULB pour y suivre des études de droit. On le retrouve tout naturellement, en 1936, inscrit au barreau de la métropole flamande, spécialisé dans le droit maritime. Puis en Allemagne où, comme précepteur, il découvre les Romantiques allemands.

Mobilisé, prisonnier, rendu à la vie civile, il écrit. Quatre livres paraissent sous sa signature ces années-là. Un récit, Tout est réel ici, et un « essai poétique », L’herbe qui tremble, tous deux publiés aux Éditions de la Toison d’or, ainsi que deux romans, Blessures et La chronique du cygne, qui paraissent respectivement chez Gallimard et chez Plon.

Engagé après-guerre au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, dont il assumera la direction jusqu’en 1980, il y croise Claude Étienne, alors jeune fondateur du Rideau de Bruxelles. Celui-ci lui commande une pièce. Ce sera Le bon vin de Monsieur Nuche, sa pièce la plus jouée et probablement la plus célèbre. Cette rencontre est fondamentale puisque le futur académicien abandonne la fiction romanesque – seuls paraitront encore quelques rares recueils de nouvelles au milieu des années 80 (La cathédrale de brume) et 90 (Le vase de Delft) – pour se consacrer exclusivement à l’écriture dramatique.

… à l’auteur dramatique

En un peu plus de quatre décennies, Paul Willems va signer dix-huit pièces, jusqu’à La vita breve en 1989. Deux lignes successives caractérisent ce parcours théâtral. À une première partie ouvertement orientée vers la comédie souvent farfelue – ce qui ne signifie pas légère -, dont les plus fameux exemples sont, outre Monsieur Nuche, La plage aux anguilles ou Il pleut dans ma maison, succède en 1962, avec Warna ou le Poids de la neige, une période, sinon absolument tragique, du moins nettement plus dramatique et pessimiste. Ses œuvres maitresses, La ville à voile, Les miroirs d’Ostende, Nuits avec ombres en couleur ou encore Elle disait dormir pour mourir témoignent de cette nouvelle vision du monde.

C’est le Rideau de Bruxelles, depuis les mises en scène de son ami Claude Étienne jusqu’à l’admirable travail réalisé en 1992 par Frédéric Dussenne sur Elle disait dormir pour mourir, qui, principalement, créera ses pièces. Mais si, à cette œuvre singulière, la France s’est peu intéressée – « Ils trouvent ça idiot », sourit-il – et si en Flandre ses succès sont modestes – la traduction des noms propres souvent proches de l’absurde pose des problèmes – l’Allemagne, par contre, s’y est toujours montrée fidèle – du moins jusqu’à mai 1968. Peau d’ours, Le bon vin de Monsieur Nuche ou Off la lune y ont été montées dans les années 50. Mieux : L’écho (1963), pièce télévisée, et Plus de danger pour Berto (1966), pièce radiophonique, créées en allemand, sont inédites en français.

Fenêtre sur jardin

Ces pièces, comme d’ailleurs quasiment tous ses livres, Paul Willems les a écrits dans le calme de Missembourg. Son bureau qui jouxte un petit salon tapissé de bouquins – dont une collection intégrale de Pléiades – domine le parc et ses arbres plusieurs fois centenaires. Un poirier éventré par la foudre, peut-être le plus vieux de Belgique, des marronniers du Japon, un tulipier ou une espèce de séquoia datant de plusieurs années et dont quelques spécimens ont été retrouvés au lendemain de la guerre par des soldats américains forment ce monde enchanteur que, toute sa vie, ce « manieur de mots » et infatigable lecteur fera partager à ses visiteurs.

Riche de beautés accumulées par un grand-père rousseauiste, ce jardin jadis menacé par le passage d’une autoroute et aujourd’hui classé a été transformé en système solaire par un père passionné d’astronomie. Sur un mur de la maison est gravé un soleil de dix centimètres de diamètre autour duquel sont réparties, à des distances proportionnellement exactes, les différentes planètes. Dans l’herbe, on peut ainsi apercevoir la terre ; ou sur des arbres, en bordure de la pelouse, Jupiter. « S’il fallait situer l’étoile la plus proche du soleil, où faudrait-il la placer ? », se plaisait à questionner l’écrivain. Et après un bref silence, il apportait lui-même la réponse, l’air réjoui : « Dans le Sahara ! »

« Je travaille longuement mes textes. Je tente d’écarter tout ornement, tout mot abstrait. J’aimerais que ma page redevienne blanche », expliquait-il à Anita Van Belle (dans Comment écrivent-ils ? Vingt-cinq écrivains belges, Mandibel, 1983). Et à la question de savoir quel livre il recopierait, il répondait : « Un livre dont les pages seraient blanches, que je regarderais longuement et que je mettrais tel quel dans la bibliothèque ».

Michel Paquot


Articles parus dans Le Carnet et les Instants n°101 (1998)