Ghelderode a toujours souhaité qu’on le considérât comme « poète dramatique » plutôt que comme dramaturge. Voilà qui peut surprendre celles et ceux qui perçoivent son théâtre comme une série de grimaçantes contorsions qu’accompagnent propos excessifs et grossièretés en tous genres. Bien peu, il est vrai, réussissent le périlleux mélange de la poésie et du trivial. Tout comme Shakespeare, Ghelderode y excelle pourtant. Certains critiques ne s’y sont d’ailleurs pas trompés.
Pour peu qu’on y prête quelque attention, on constate bien vite que fourmillent dans cette œuvre, certes contrastée, des éléments qui relèvent indéniablement de la poésie. Les lieux mêmes où il nous entraîne ne sont-ils pas révélateurs d’un désir, voire d’une volonté, d’échapper à un monde qui heurte sa sensibilité ? Qu’il s’agisse de « Breughellande », ou, plus évasivement de « Jadis en Flandre », il nous emporte dans sa rêverie et ne nous dépose au sol, au terme d’une époustouflante cavalcade, que fascinés et ravis, voire envoûtés et soumis, car nous comptons désormais, comme Jean Cocteau, parmi ses sujets [Jean Cocteau, « à Michel de Ghelderode roi, un de ses sujets. » en dédicace à son recueil : Poèmes (1916 – 1955), Gallimard, Paris, 1956]. N’avoue-t-il pas, clairement, à travers le titre d’une de ses œuvres, qu’à ses yeux « La Flandre est un songe » ? Quel élan le pousse lorsqu’il fait se côtoyer la belle et la bête, le bourreau et sa victime ? Le nom de la jeune Purmelende d’Ostrelande sonne comme une chanson, celle-là même qui répond à l’appel maudit que pousse le sinistre Halewyn afin d’attirer à lui les jeunes vierges qu’il videra de leur sang. Après lui avoir tranché le col, elle lui fermera la bouche au moyen de cette neige si blanche, si pure… Oui, seuls les grands osent cet improbable rapprochement de l’horreur brutale et de la fragile rêverie. Il les fait chevaucher de concert. Que dire de son « héros » révolutionnaire ? Un brave type, simple et naïf, déclenche, à son corps défendant, une révolution en faisant, en ce premier mai radieux, le constat pourtant banal : « Quelle belle journée ! » (Pantagleize, 1929). Comment évoquer mieux le désarroi des poètes (au milieu desquels, à l’évidence, l’auteur se retrouve) confrontés à l’absurdité, à la cruauté, à la folie meurtrière d’un monde féroce mené par des valeurs que l’auteur honnit et qu’il ne se prive pas, précisément, de dénoncer ? Et comment ne pas sourire à l’évocation de son cher Ivo, ce doux rêveur qui, affamé, tout déçu de ne pas trouver au sommet du mât de cocagne planté sur la place de son village les victuailles espérées, se console en enfermant dans son grand sac les étoiles qu’il trouve au sommet (Le voleur d’étoiles, 1931) ?… Mais c’est probablement à travers son amour des mots – ces mots qu’il cisèle comme Juréal ses monstres de pierre, ces mots qu’il fait claquer comme bannières au vent de sa Flandre tout à la fois altière et gouailleuse – qu’il donne la preuve la plus tangible de ce que la forme dans laquelle il coule l’essentiel de son propos relève bien de la poésie.
Aimer et souffrir
La passion Ghelderode renvoie, bien entendu, à l’engouement qu’éprouvent ses admirateurs ainsi que ses défenseurs. Le plaisir trouble ou ravageur qu’il a su leur faire ressentir les pousse tout naturellement à tenter d’attirer d’autres vers ces feux « cruels et nobles » qui les ravissent ou les envoûtent. On ne saurait apprécier, aimer un auteur d’une telle envergure d’un amour mesuré ! Il compte parmi ceux dont on dit qu’on les aime ou les déteste mais qui ne laissent personne indifférent. Mais comment, en termes de passion, ne pas songer aussi au calvaire que vécut l’auteur à la Libération, après que le collège communal de Schaerbeek ait décidé de le crucifier en le flanquant tout bonnement à la porte sous le fallacieux prétexte de collaboration avec l’occupant ? Il avait commis le crime, afin de pouvoir payer les soins coûteux que sa santé précaire réclamait, de faire lire à Radio-Bruxelles une série de chroniques radiophoniques. Il ne se remit jamais de ce chemin de croix.
Un auteur universel
Quel paradoxe ! Contrairement à bien d’autres écrivains qui, avides de découvertes et assoiffés de connaissances, s’obligeaient à sillonner le monde, Ghelderode ne s’éloigna guère de chez lui ! Deux ou trois voyages à Paris, une expédition (car c’en fut une !…) à Arras en 1953, et voilà tout ! Ses déplacements ? Des allers retour à Bruges au temps de son indéfectible amitié avec le poète Marcel Wyseur, puis de nombreux séjours à la côte belge. Et pourtant son œuvre finit par faire le tour du monde : il est aujourd’hui joué un peu partout. Une pièce de théâtre, c’est un peu comme une petite graine : elle pousse sous un climat donné et sur un sol qui présente des caractéristiques propres. Plantez là donc sous une autre latitude, sous un climat différent, sur un sol tout autre. Qu’advient-il ? Une graine nommée Halewyn, plantée sur le sol japonais produisit, fin 1972, un fruit bien étrange à nos yeux : voici notre barbe bleue mué en un « Tueur de Vierges, la Neige blanche baignée de sang » [Adaptation de Sire Halewyn par Akira Wakabayashi, en style Kabuki]. Une autre graine, enterrée celle-là sur le sol africain, produisit, en 1987, un fruit tout aussi surprenant : voici nos bouffons devenus sorciers ! Que l’on crie à la trahison ou au scandale ne retire rien au fait qu’un auteur pourtant casanier ait su inspirer des créateurs aussi éloignés. Il y aurait encore beaucoup à dire sur la manière dont une même pièce est visitée, habillée, transformée, selon qu’elle est créée ici ou là.
Cinquante ans après
Cinquante ans après la disparition de Michel de Ghelderode, les passionnés qui se sont donnés pour mission de le faire (re)découvrir ont, tout naturellement, cherché à mettre sur pied un programme d’activité et de rencontres.
Il est prévu, à ce jour :
– Atelier d’écriture animé par Michel Joiret, à la Bibliothèque adulte, Espace Delvaux, 3, rue Gratès, à Watermael-Boisfort, le jeudi 11 octobre à 18 h 30. Inscriptions : 02/660.07.94.
– Conte : Jean-Claude Frison lit Voler la Mort et L’Odeur du sapin (extraits du recueil Sortilèges) à la Vénerie (Écuries de la Maison Haute), 3, place Gilson à Watermael-Boisfort, le samedi 13 octobre à 14 h 30. Réservations : 02/663.85.50.
– Spectacle : Entrée de l’Auteur suivi d’Escurial au Théâtre Scarabaeus, 19-27, rue Creuse à Schaerbeek, du mardi 16 au samedi 20 octobre à 20 h, matinée le dimanche 21 à 15 h. Réservations : 02/241.44.02.
– Exposition : La Passion Ghelderode, dans les locaux du Rouge-Cloître, 4, rue du Rouge-Cloître à Auderghem, à partir du dimanche 4 novembre. 02/660.55.97.
– Atelier d’écriture animé par Michel Joiret, à la Bibliothèque communale francophone, 13, rue Mercelis à Ixelles, vendredi 9 novembre à 19 h. Inscriptions : 02/515.64.32.
– Spectacle : Entrée de l’Auteur suivi d’Escurial au Petit Théâtre Mercelis, 13, rue Mercelis à Ixelles, samedi 3 novembre à 20 h. Réservations : 02/515.64.32.
Un ouvrage sera publié à l’occasion de l’exposition au Rouge-Cloître. Au-delà d’un simple catalogue, ce livre réunira des textes rédigés par quelques spécialistes de cet auteur, mais aussi par des artistes tels que metteurs en scène, comédiens, scénographe. Il sera disponible dès l’ouverture de l’exposition.
Jean-Paul Humpers
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°172 (2012)