Lucien Noullez sans fausse note

lucien noullez

Polygraphe, voilà ce qu’entre autres on peut dire de Lucien Noullez. À la fois poète, chroniqueur, diariste, essayiste, il ne manque pas de cordes à son arc. Et dire qu’il lui arrive d’affirmer qu’il est poète à défaut d’être musicien ! Notez qu’il est aussi musicien : mélomane et musicien comme le révèlent les deux derniers opus qu’il nous offre ces semaines-ci : son récit intitulé « L’Erable au cœur » et les pages de son journal auquel il a donné le beau titre d’ « Une vie sous la langue » – mais aussi l’ouvrage qu’il a consacré aux orgues des Minimes, et l’importance cruciale qu’il accorde à la musicalité de ses poèmes.

Pas plus que moi, j’imagine, vous n’avez dû attendre de connaître les Fables de La Fontaine pour savoir qu’il y a de par le monde des rats des champs et des rats des villes. Mais peut-être ignoriez-vous que cette fracture sociologique existe au sein du monde des poètes : certains arpentent les villes, d’autres se plaisent à la campagne. Lucien Noullez, lui, a fait le pont entre les deux territoires : il est un poète des villes qui n’a pas oublié la campagne ! Cela signifie que si la marche l’inspire partout, il s’est fait une spécialité de la marche urbaine. Marcher l’inspire. Il y trouve sa respiration. D’autant qu’il ne marche pas les yeux rivés au sol comme ceux qui craignent les pierres d’achoppement, mais le nez au vent et la tête en l’air. Il hume le vent « dont on ne sait ni d’où il vient ni où il va » – et cette discipline lui vaut des fortunes inouïes dont ses poèmes se ressentent. Souvent, le vent aidant, ses pas le mènent dans des « non- lieux » (Marc Augé) tels que les gares, les terrains vagues, ou les bancs publics où il lui arrive de faire des rencontres fabuleuses.

Dhôtel, Follain, les amis et les amis des amis…

« Fabuleux » : un des mots fétiches d’un auteur qu’il cite d’autant plus volontiers qu’il partage avec lui une profonde familiarité. J’ai cité l’Ardennais André Dhôtel, l’ami des cancres éternels ! Rien à voir avec les imbéciles, rassurez-vous, mais avec les idiots, au sens où ce vocable désigne des personnes singulières, originales, décalées, non-conformistes, créatives. Les cancres dhôtéliens sont des cœurs purs qui, à l’insu de leur plein gré ( !), rendent la vie impossible à leur entourage à force d’user d’esprit de contradiction ou, si vous préférez, de la manie du questionnement. Un peu comme Sébastien, Cacheux et Simonet dans Le club des cancres (La Table Ronde, 2007) lorsqu’ils entreprennent « de longues promenades, dans l’espoir qu’avec l’ivresse de marcher, les choses vues en chemin leur fourniraient quelque inspiration » – et qu’ils reviennent de leurs périples plus déroutés que jamais, et aussi plus déroutants que ne le souhaiteraient le commun des mortels… Noullez apprécie à leur juste mesure les Cacheux qui trainent leur espèce d’ennui jusqu’aux confins des bourgs. Il partage avec eux une certaine familiarité.

Qui de Dhôtel ou de Follain a fait connaître l’autre à Lucien Noullez ? Lui seul pourrait répondre à cette question dont il se fiche sûrement comme d’une guigne. Car notre homme est de ceux qui préfèrent penser « en termes de ‘l’un ET l’autre’ plutôt que de ‘l’un OU l’autre’ ». À force de fréquenter des poètes tels que Follain ou Dhôtel, on relativise en effet la logique du tiers exclu, et l’on s’ouvre largement au sens de l’hospitalité, de la bienveillance et de l’indulgence. Et la logique qui veut que « les amis de mes amis sont mes amis » s’avère toujours trop courte. Notons tout de même que Follain et Noullez ont en commun le goût de la courte distance fulgurante, des images saisissantes, de la narration – et qu’ils ne manquent jamais (et c’est vrai aussi de Dhôtel) de repérer l’étincelle qui éclate dans le gris des vies ou des événements fatigués. Un sens de l’éclat qu’une vie bien occupée ne manque sans doute pas d’épanouir. D’ailleurs, quelle voie mène plus sûrement que l’instant vers l’éternité, tout simplement ?…

Un chercheur de Dieu

Homme de textes, de livres, l’auteur est aussi (par conséquent ?) homme de foi. Indécrottable fidélité que la sienne, pour le dire vulgairement. Formidable loyauté, en fait ! Quand je pense à ce concept, « fidélité », en rapport avec lui, je ne peux m’empêcher 1°) de me souvenir qu’en hébreu, le même mot veut dire  fidélité et vérité, et 2°) que le premier recueil de Noullez s’intitule : Simple chercheur. Or, il semble aller de soi, pour les plus fameux d’entre les mystiques toutes tendances confondues, qu’un « croyant » n’est jamais qu’un simple chercheur de vérité, un chercheur de Dieu. Le Dieu (on dirait aussi bien le divin ou, comme Jean-Pierre Renard, le mystère) auprès duquel il puise cette sève de confiance et de longue patience, il ne le cite guère mais il le montre actif au coin des rues, dans l’échange des regards, entre les lignes d’un poème ou dans l’espace d’une note de musique à l’autre… Le Dieu auquel il se confie se caractérise en ceci qu’il s’investit tout entier dans sa création sans pourtant revendiquer d’en conserver la maîtrise absolue. Dieu-poète, au sens strict du terme, qui laisse la bride sur le cou, qui donne sans compter ; Dieu prodigue, si vous voulez, qui crée la nature mais pas la matière au sens où, comme le suggère Hannah Arendt dans son Journal de pensée (Seuil, 2005), « Dieu a créé les arbres ; l’homme anéantit les arbres pour obtenir du bois. Le bois est déjà porteur d’une finalité : la table ; l’arbre n’est porteur d’aucune finalité en soi. » Être poète ET croire en Dieu ou « en » le Mystère, est-ce que ça ne reviendrait pas à exercer sa vigilance afin que nulle part dans le monde le bois ne cache l’arbre, ni l’arbre la forêt ? Personnellement, je le parierais bien ! Et en ce sens, je me dis souvent que des poètes tels que Lucien Noullez, en s’escrimant joyeusement à pointer les limites du « matérialisme » (toujours tenté d’anéantir davantage d’arbres, et, partant, de faire la part belle à la violence tous azimuts) font œuvre vraiment salutaire.

La lenteur arrivait à marée basse.
On y plongeait la main pour se signer.
Le sel touchait la tête.
On effleurait après un ventre mou.
Et la lenteur brisait les épaules et les reins.
au nom du père,
au nom du fils,
et au nom de l’esprit qui déchire le monde. (poème inédit)

Digne fils de Guillevic

L’habit ne fait pas le moine. Ceux qui le fréquentent le reconnaîtront volontiers : l’allure de Lucien Noullez est joviale, cordiale, détendue, certes, et il n’a guère de mal à enthousiasmer (embraser ?) son auditoire, fût-ce en lui boutant gentiment le train : il ne faudrait pourtant pas trop vite en conclure que notre homme soit un ravi pur et simple ! A bien le lire ou l’écouter, on ne tarde pas à repérer quelque chose d’inquiet chez lui, de profondément insatisfait. Radicalement « simple chercheur », il ne cache pas qu’il aimerait parfois s’arrêter sur une trouvaille pour se reposer un peu. Mais on n’arrête pas un train en marche ! Et la discipline de questionnement qu’on pointait tout à l’heure le grise tellement, en définitive, qu’il n’a de cesse d’allonger sa foulée pour pénétrer toujours plus avant dans l’épaisseur des mots, l’intimité des liens, la connaissance des événements et des significations qu’ils véhiculent.

Ce qui vaut pour lui vaut aussi pour sa poésie : apparemment simple, elle ne se donne pourtant qu’à la longue, au fil de lectures qui ne craignent ni les résistances, ni les surprises, ni les angles aigus, ni les vertiges. En cela, on pourrait le dire digne fils de Guillevic, un poète qu’il n’a de cesse de découvrir même s’il le connaît presque sur le bout des doigts ! Son Credo poétique pourrait tenir en une petite phrase qu’il répète volontiers : « La vocation de la poésie revient à faire qu’un instant de l’être devienne inoubliable. » En quelque sorte, il s’agit toujours pour Noullez de vivre, dire, ou révéler le poids (on dirait aussi bien la grâce ou la gloire) d’un instant avec une telle conviction, une telle vérité, qu’on se sente aussitôt plongé là où il n’y a plus rien d’autre à dire ou à faire que remercier, se taire et être ! Miracle des mots de plomb passés par le creuset du poète-alchimiste : un labeur phénoménal – qui n’en laisse rien paraître !

« … infiniment éveillé »

« La véritable condition d’un véritable poète, écrivait Valéry cité par Imre Kertesz dans Dossier K (Actes Sud, 2007) est ce qu’il y a de plus distinct de l’état de rêve. Je n’y vois que recherches volontaires, accomplissement des pensées, consentement de l’âme à des gênes exquises, et le triomphe perpétuel du sacrifice. Celui-même qui veut écrire son rêve se doit d’être infiniment éveillé. Si tu veux imiter assez exactement les bizarreries, les infidélités à soi-même du faible dormeur que tu viens d’être, poursuivre dans ta profondeur cette chute pensive de l’âme comme une feuille morte à travers l’immensité vague de la mémoire, ne te flatte pas d’y réussir sans une attention, poussée à l’extrême, dont le chef-d’œuvre sera de surprendre ce qui n’existe qu’à ses dépens. » J’ose croire que ces quelques phrases parlent du travail de Lucien Noullez, lui qui n’en finit pas de méditer et de mettre en œuvre cette recommandation d’André Dhôtel dans un livre consacré à Jean Follain : procéder à un examen serré de la réalité.

Le journal littéraire, lieu de partage

Je suppose qu’on est à peu près tous logés à la même enseigne : quand on se met à lire un journal littéraire, on n’a rien de plus pressé que de foncer sur sa date de naissance (peu importe l’année), ou sur toute autre date qui recouvre pour nous un certain intérêt. Qu’est-ce qui s’est passé, ce jour-là, pour l’auteur, ou dans le monde, ou pour telle personne qui compte à nos yeux ?…  Du coup, la machine « mémoire », qui n’en demandait peut-être pas tant, se met à s’emballer, et l’on comprend la note, apparemment paradoxale sur la quatrième de couverture d’Une vie sous la langue : « Le journal, qui est bien plus une pratique qu’un genre littéraire, en dit peut-être moins sur celui qui l’écrit que sur ses lecteurs. »

Grand lecteur de journaux (littéraires, s’entend), passionné par ceux de Julien Green, surtout, de du Bos et d’Haldas, de Jules Renard ou de Léautaud, Lucien Noullez  « tient », comme on dit, son propre journal depuis de nombreuses années. Il en publie les pages écrites en 2001 et 2002 – et c’est un enchantement ! Entre autres, parce que cette « pratique » lui permet de donner la pleine mesure de son génie de l’instant. Notez que ce qui me fascine davantage encore s’il se peut, c’est la capacité de maintenir une unité de ton dans l’éclatement des jours et la multiplicité des centres d’intérêt. Quel est le truc ? Je l’ignore, mais je suppose qu’il tient au métier d’écrivain, à la discrétion (au sens de pudeur, réserve, mais aussi de discernement) dont l’auteur ne se départit jamais, à la vigilance dont il fait preuve lorsqu’il suggère plus qu’il n’assène ses avis, à l’a priori de bienveillance qui ne le quitte pas – et au privilège qu’il accorde à la parole sur le discours, à l’authenticité sur les convenances, à la subtilité sur l’emporte-pièce, au dialogue sur le commentaire solitaire.

Une réflexion glanée au détour d’une page du Journal de Pensée d’Hannah Arendt (Seuil, Tome I, p.237) permettra de comprendre, je pense, la manière dont Lucien envisage son métier de diariste et ce qui fait des pages qu’il nous offre un bouquet aux fragrances délicates : « Toute parole échangée avec les autres est déjà toujours une parole sur quelque chose qui leur est commun à tous les deux, et n’est par conséquent pas une parole à partir de la chose et interne à celle-ci. La différence entre penser et parler tient précisément en ce que : penser, c’est discuter d’une chose avec soi-même ; parler, c’est parler sur. Dans les deux cas, il y a ‘logos’ ! Si l’on veut éviter le ‘sur’, on contraint alors l’autre à sa propre pensée ; c’est ici que naît la contrainte de la pensée étrangère. (…) La contrainte consiste à traiter l’autre comme son propre alter ego. Sans la forme du ‘sur’, il n’y a pas d’entretien. Ce qui s’exprime dans le ‘sur’, c’est le fait que nous avons le monde en commun, le fait que nous habitons ensemble la terre. Seule la parole des amants est affranchie du ‘sur’ ; en elle on parle avec le Tu comme avec soi-même, parce que ce Tu n’est le Tu que d’un Je. »  Ni « pensée », à proprement parler, ni « parole-des-amants », le journal de Noullez privilégie la « parole-sur », c’est-à-dire la parole en commun, la parole partagée, susceptible de créer un monde habitable par tous.

Une lecture quotidienne de la vie

Outre une série de thèmes récurrents tels que la musique, la lecture (singulièrement celle de la Bible et de la poésie), la marche, le sommeil (toujours un peu problématique sous les coups de boutoir de l’insomnie), les rêves (qui trouvent leur place ici à défaut de la trouver dans les poèmes), le travail, l’école, les rencontres, bien sûr, et l’amitié, le temps qui passe et la mémoire toujours au bord de s’effriter, l’auteur ne cesse de s’interroger sur sa pratique de diariste – et ses propositions méritent pour le moins un détour. Quoi de mieux, d’ailleurs, pour comprendre un « métier », que d’apprendre de celui qui le pratique le sens, la signification qu’il lui donne ?…

À ce propos, Lucien Noullez semble tenir à deux convictions fortes : 1°) « Le journal est une lecture quotidienne de la vie » (et l’on devine que cette lecture empêche la vie de tomber dans l’insignifiance, de se laisser griser par le vide) ; 2°) « Ce ne sont pas toujours les événements les plus forts qui font écrire les pages d’un journal » (et l’on comprend par là que tout journal qui se respecte constitue un espace de liberté formidable). Cette quête de sens dans la liberté, Noullez prétend qu’elle nous tient davantage qu’on ne la tient, soi (en quelque sorte, le diariste « tient » moins son journal qu’il n’est « tenu » par lui – un peu comme un croyant « possède » moins la foi qu’elle ne le « possède », lui) au point que, pour paradoxal que ça puisse paraître dans un contexte de liberté, la discipline d’écriture en vient à s’imposer au diariste sous prétexte que, sans elle, sa vie s’en aille sans lui.

Exercice de liaison, de « reliement », le journal n’a pas pour ambition de cultiver l’ego de celui qui l’écrit, prétend l’auteur, mais de l’encourager à « accepter d’avoir sa vie liée aux êtres », et de s’en réjouir parce que c’est là, au cœur des amitiés, des liens, des rencontres que plongent les racines de la vérité. Se réjouir, s’enthousiasmer, admirer : faire de la joie le radar qui saisira les clartés de la vie. Manifestement, Lucien Noullez ne transige guère sur cet a priori d’indulgence. Inutile d’y insister : cette position le rend très singulier dans un monde plutôt porté sur le sarcasme ou le cynisme ! Qu’est-ce que la joie ? Bien malin qui le dira… Comme le vent, on ne la connaît que par les effets qu’elle produit : dilatation, élargissement, avancée, élan, croissance…

À la fois « mémoire gardée » et « longue patience » (au sens où saint Paul conçoit cette force comme l’un des ingrédients majeurs de l’amour), le journal sauve du néant et offre de persévérer sur la ligne de crête de l’espérance, au large des risques de désespoir ou de vaine suffisance. En notant ses frustrations, l’on prend distance d’avec elles, on s’en allège – et l’on fait place nette pour autre chose, un peu comme celui qui pleure appelle l’éclaircie au-delà des larmes. En notant ses émerveillements, ses étonnements, l’on entre plus profondément dans une discipline d’enthousiasme, voie royale vers la bonté et la sagesse…

J’écoutais la lenteur. J’écoutais Sibelius.
J’écoutais les collines, et je n’entendais rien.
Mais la lenteur voyait l’éclair,
Et sans se retourner
Elle me parlait de prudence.
J’ai connu la lenteur,
Et je me suis assis
Dans l’herbe. (poème inédit)

Nouvelle corde à son violon : le roman

noullez l'érable au coeurGrand lecteur de romans (qu’il aime plutôt gros et foisonnants que maigres et ratiocineurs), Lucien Noullez ne cache pas que, comme nombre d’entre nous sans doute, il est fasciné par ce genre littéraire. Récemment, il a décidé de s’y essayer, d’où la parution de L’érable au cœur, un livre assez difficile à classer, tout à la fois récit et roman, autobiographie et franche fiction. En fait, pour le dire en deux mots, on assiste au fil des pages de ce bouquin à un phénomène curieux : le passage, la mutation d’un récit en roman. Une métamorphose qui prend la forme d’un élargissement puisque le propos s’universalise au point, pour finir, de concerner de très près tout humain digne de ce nom. D’une partie à l’autre – c’est utile à savoir – le fil rouge se confond avec une corde de violon, sur laquelle le narrateur maintient vive la note fondamentale de ce texte dédié à la musique, à la mémoire et à la transmission d’expériences vitales.

D’abord, donc, il est question d’un gamin qui a peur de tout et de rien, en particulier d’être laissé pour compte, tenu pour nul par ses compagnons. Il ne manque pas de courage toutefois : il s’escrime à chercher dans l’imagination dont il déborde, dans sa faculté de faire rire les autres (singulièrement avec les mots) et dans quelques « échappées » dont il saura profiter à bon escient, les chances de clouer le bec aux hantises qui le harcèlent plus souvent qu’il ne voudrait. Parmi ces échappées, celle offerte par les mouvements de jeunesse et par la musique lui offriront de beaux horizons. Perspective croquée toutefois du côté des jeunes, mais ô combien propice, heureuse même, du côté de la musique. Grâce à son violon, le narrateur va rencontrer des personnages étonnants, entrer de plain-pied dans un monde qui le subjugue, trouver sa place dans une société relativement rassurante.

Dans cette partie de son récit, l’auteur procède par larges ex cursus, prenant son temps sans bouder son plaisir pour portraiturer tel ou tel personnage qui a marqué son parcours scolaire ou musical. Comme dans ses poèmes, comme dans son journal, l’acuité de son regard et sa manière de se tenir toujours un peu « à côté » de ce que tout le monde entend font merveille. Pour un peu, on croirait connaître ce professeur qui le tance ou le félicite, cette musicienne qui lui apprend à jouer du violon en lui dévoilant ses tribulations d’artiste, ce prêtre qui se distingue par son accent ou sa façon de célébrer la messe – et puis aussi cette héroïne dont notre jeune héros se serait bien passé : j’ai nommé l’ « insomnie », qui fera de lui, bon gré mal gré, un guetteur d’aurore et aussi bien un recenseur d’heures blanches.

Dans la deuxième partie, le récit prend une tournure franchement romanesque autour de et grâce à Léon, le grand père paternel, héros modeste de la guerre 14, qui, avec un compagnon fictif, René Carlier, assuma aussi bravement que possible la fonction de gendarme (ou, pour le dire sèchement, de traqueur de déserteurs). Ecrites dans un style très alerte, très vif, ces pages nous représentent avec authenticité le marasme des champs de bataille ; avec pénétration l’art de vivre dans les campagnes éloignées du front ; avec émotion, l’amitié simple et nette entre frères de malheur ou encore l’amour surgi au bord d’une mélodie. Ayant rejoint la famille de sa « marraine de guerre », dans une région de France relativement épargnée par le conflit qui l’a meurtri au-delà de toute mesure, Léon, si taciturne d’habitude, sort de sa proverbiale réserve pour raconter l’horreur et s’en guérir autant que possible. Au cœur de sa « confession », un violon acquiert le statut de symbole vital, rassemblant dans une belle unité des tranches d’existence partagées naguère entre la tragédie et la pure joie…

Relisant ce texte à tête reposée, je me dis que ce qui m’y touche surtout, c’est l’exercice de transmission (on dirait aussi bien « de tradition ») qu’il opère. La corde de violon qui trace le fil rouge d’une page à l’autre est forte comme la fidélité. De cette fidélité qui suggère la vérité d’une vie…

Jean-François Grégoire


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°157 (2009)