Madeleine Bourdouxhe : le tragique au cœur du quotidien

madeleine bourdouxhe

Madeleine Bourdouxhe

Le théâtre « A suivre » va monter La femme de Gilles, d’après le roman de Madeleine Bourdouxhe. L’occasion était belle d’évoquer une œuvre trop méconnue.

Madeleine Bourdouxhe a 89 ans, qui l’eût cru ? Quand je l’ai rencontrée en 1992 pour les besoins de mon mémoire, elle occupait, à Uccle, un petit appartement en-dessous de celui de sa fille. Elle me reçut, couchée sur un canapé ; en pull et pantalon beige, un béret négligemment posé sur ses cheveux blancs coupés au carré, une cigarette au bout de sa main levée. Elle s’étonna qu’une gamine de l’âge de sa petite-fille s’intéressât à son œuvre. Son attitude décontractée, son humour et sa spontanéité me surprirent, moi aussi. J’eus certes quelques difficultés à compléter sa biographie très lacunaire, car elle avait perdu la notion du temps et n’avait gardé de son passé que quelques souvenirs affectifs fragmentaires. Mais ses personnages n’avaient pris aucune ride : elle m’en parla avec tant de passion et de vigueur que je compris qu’ils habitaient encore son esprit, tout comme ils hantaient déjà le mien.

Si l’œuvre de Madeleine Bourdouxhe plait toujours aujourd’hui, c’est sans doute parce que cette écrivaine suggère le tragique au cœur du quotidien avec une sobriété et une justesse remarquables. Rien n’est dit d’emblée, les personnages ne se révèlent qu’au terme d’un pénible cheminement intérieur. Il suffit de prêter oreille au moment où Elisa prend la mesure du désamour de son mari : « De chaque image se détachait, petite abstraction douloureuse, une nouvelle parcelle de conclusion. Aucune d’elles ne fut exprimée en mots, mais muettes et sans signification apparente, elles s’amoncelaient dans le cœur d’Elisa. Et bientôt, de leur mystérieuse collaboration naitrait la simple proposition grammaticale qui balaierait les images désormais inutiles, les ayant rassemblées en une vérité précise, étonnamment courte, contenue tout entière dans son féroce petit assemblage de mots […] : Gilles ne m’aime plus » (Labor, coll. « Espace Nord », 1985, p. 24).

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Madeleine Bourdouxhe écrit d’un jet, sans construction préalable. Elle décrit ce qu’elle voit, un peu comme au cinéma. Elle suit ses personnages, devine leurs rêves, éprouve leurs angoisses, pressent leur destin sans pouvoir le contrer. Elle n’est ni leur maitre ni leur juge, seulement leur témoin ; elle a beau ne pas approuver certaines de leurs actions, elle ne les condamne jamais. Si elle regrette le suicide de la femme de Gilles, elle s’avoue incapable de l’en empêcher : « Je l’ai vue se suicider… Je n’y peux rien » (émission Mémoires du siècle, RTBF, 1987).

De même Madeleine Bourdouxhe refuse d’endiguer son écriture : « C’est à ceux qui sont critiques à juger, évidemment. Moi, j’ai toujours écrit sans me demander comment je vais écrire. Ça coule quoi. Et si on me dit c’est pas bon, moi je dirai eh bien, tant pis ».

Éprise de liberté, cette femme profondément indépendante se tint à l’écart des modes littéraires autant que des honneurs ; on ne s’étonnera donc pas qu’elle soit longtemps restée dans l’ombre. Sa carrière littéraire fut brève : elle n’a publié que deux romans et neuf nouvelles. En 1936, sur les conseils d’Emmanuel Mounier, elle déposa chez Gallimard son premier roman : La femme de Gilles, accueilli avec enthousiasme par Jean Paulhan. Résistante lors de la Seconde guerre mondiale, elle refusa de publier ses nouvelles chez les éditeurs contrôlés par les Allemands et distribua des feuillets antinazis qu’elle se procura à Paris où résidait Paul Eluard. Après la guerre, elle se lia d’amitié avec Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir qui, dans Le deuxième sexe, cite La femme de Gilles comme l’exemple de celle qui rêve d’une fusion amoureuse alors que l’homme impose la séparation et la domination. En 1956, quand son roman Mantoue est trop loin fut refusé chez Gallimard, Madeleine Bourdouxhe décida de ne plus s’intéresser au monde de l’édition. Ce n’est qu’en 1985 que la critique se pencha à nouveau sur son œuvre, lors de la parution des Sept nouvelles chez Tierce littérale et la réédition de La femme de Gilles aux éditions Labor.

La femme de Gilles reste le roman le plus lu et le seul que l’on trouve encore en librairie. Pourtant, son recueil de nouvelles, aujourd’hui épuisé, mériterait certainement autant d’égards. Kaléidoscope de femmes dont les gestes surprennent par leur silencieuse violence. Pour être retenue, leur sensualité n’en est pas moins envoutante, inquiétante. Comme dans l’édition anglaise Lime Tree, l’ensemble gagnerait à être augmenté d’un récit plus long, malheureusement tombé dans l’oubli depuis 1943 : Sous le pont Mirabeau. Avis aux éditeurs.

Florence Nys


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°89 (1995)