Lucien Noullez, Comme un pommier

Des nouvelles du voisin

Lucien NOULLEZComme un pommier, L’âge d’homme, 1997

noullez comme un pommierDans nombre de ses poèmes, Lucien Noullez nous parle en voisin : il est le type d’à côté qui écrit comme il respire, en épousant les rythmes du quoti­dien, ses fluctuations de joie et de souf­france. Il vit les pieds sur terre ou le derrière dans un fauteuil il se pose en quidam qui aurait peu à dire et dont l’unique étrangère serait de « change(r) (la) paresse en poèmes ». Comme un pommier, son dernier recueil, se donne d’ailleurs, dans sa partie principale, l’allure d’un journal poétique, composé au fil des jours en retenant qui « le merle du pi­gnon », qui le « linge de givre (…) collé sur la vitre », en capturant des fragments de réel, tantôt singuliers tantôt banals — comme la vie même.

Le ton ostensiblement noncha­lant et l’écriture parfois prosaïque procè­dent toutefois d’un jeu subtil où l’écrivain déguise sa pudeur et où il désamorce ses ar­tifices formels et ses interrogations philoso­phiques. On a ouvert le livre d’un frangin qui sait causer, on entendu parler d’un benêt de bénitier, et on se retrouve en pré­sence d’un ouvrage finement architecturé et aux accents pluriels. Dans « Le temps compté », volet central du livre, cinquante poèmes en prose se déploient en alternance avec cinquante poèmes en vers libres. Ce n’est pas tant la part lyrique de l’auteur que ceux-ci reprendraient mais plutôt des mo­ments, disons, visionnaires ou mieux : voyants. La métaphore y règne comme si les matériaux du commun discours se révé­laient impuissants à transcrire la réalité dans ses décalages, dans ses discrètes bizarreries :

Les passantes chez l’épicier
emportent sans savoir des chants
métaphysiques
et leurs voix de crémerie douce
 écrasent le cœur des chalands.
 Mais l’homme en tablier
 regarde la couleur des fruits
et dans le ventre d’une orange
 il reconnaît le chant d’un monde
où rien ne compte
 que chanter (…)

Si quelques textes paraissent écrasés sous leurs trouvailles, Lucien Noullez nous émeut plus souvent : ce n’est rien et c’est déjà beaucoup d’avoir pu dire « l’heure silencieuse et bleue / qui précède depuis toujours / le convoi des douleurs ». Et puis, au fond, le poète n’est-il pas ce « marin de taverne » qui sait que « rien n’apaisera les roulements d’images où il s’est débattu » ? 

La longueur du phrasé et la cohérence syntaxique paraissent juste­ment atténuer le foisonnement métapho­rique et permettre de faire le tri parmi les ri­chesses de l’imaginaire. À la tonalité plus élégiaque des vers font pendant l’humour et l’âpreté des poèmes en prose. Tableautins et réflexions s’esquissent en quelques lignes et gagnent rapidement la connivence : on est intrigué avant d’être touché par celui « qui ne s’est pas vraiment suicidé dimanche dernier », et l’on ne voit trop s’il faut sourire ou s’inquiéter du « cataclysme ordinaire » de la mort indifférente d’un poète, en l’occur­rence Roberto Juarroz.

D’une forme à l’autre, l’univers mental n’a cependant pas changé. Lucien Noullez est de ceux qui, comme le disait Cioran, ont « misé sur la musique ». Contrairement à ce qui prévalait pour le philosophe, la musique ne constitue­rait pas pour lui, un « système d’adieu » ni « une physique dont le point de départ serait (…) les larmes » : elle serait plutôt une façon d’être heureux ou de se mettre à l’écoute du bonheur ; et, si des larmes viennent, elles témoignent davantage de l’impuissance à « comprendre quelque chose ». L’autre mystère, la grande énigme à laquelle il paraît impos­sible de ne pas revenir est celle de l’existence de Dieu et de sa présence scandaleusement muette. Plusieurs poèmes s’offrent ainsi comme une prière nue, comme un air connu qui tinterait d’un son un peu fêlé. Car Dieu, s’il existe, vaut qu’on l’invective, qu’on presse le doigt sur les blessures qu’il permet, sur les absurdes qu’il garde sans ré­ponse. Sous sa bonhomie et ses puérilités dé­clarées, Lucien Noullez a l’audace discrète de la lucidité, et jusqu’alors Dieu se révèle « un dormeur infatigable ».

Laurent Robert


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°101 (1998)