Pascal de Duve : rayon vert dans la tempête

de duve cargo vie

Pascal de Duve est décédé le 16 avril 1993, à vingt-neuf ans. Pour ce trentième anniversaire, retour sur l’œuvre d’un écrivain au parcours éclair. 

Pascal de Duve a traversé le ciel de la littérature franco-belge comme une comète aux mille couleurs s’éteint doucement à l’horizon, laissant dans les yeux de celles et ceux qui l’ont observée l’éclatant reflet de son passage. Âgé de vingt-six ans, il publie le premier des trois ouvrages qui forment son œuvre littéraire, un roman intitulé Izo qui agit comme une petite déflagration dans la littérature francophone des années 1990 – francophone car, s’il est né à Anvers et a étudié à Louvain, Pascal de Duve s’oriente aux lumières de la capitale française, où il vit et enseigne la philosophie dès 1987. Cargo Vie sera le deuxième, mais aussi le dernier livre publié de son vivant ; un récit sous forme de journal où s’écrivent les vingt-six jours à bord du cargo qui l’emmènera du Havre aux Antilles et retour, voyage crépusculaire d’un jeune homme consignant simultanément les stigmates de sa maladie et la beauté qui ne cesse de croiser son regard. À vingt-neuf ans, Pascal de Duve meurt du sida. L’Orage de vivre est un recueil de notes publié de manière posthume, en 1994, grâce au travail conjoint de ses proches et de son éditrice chez Jean-Claude Lattès. Une centaine de pages d’un roman abandonné, Le nain et le violoniste, paraîtront en 2004 dans un double volume chez Luc Pire. L’aventure éditoriale s’arrête (presque) là.

À l’image d’une tempête, ce parcours éclair n’en a pas moins laissé des traces pérennes, tant dans l’espace des représentations littéraires du sida que dans celui de la littérature en tant que telle. Si l’écriture et la maladie évoluent de concert, la première prime sur la seconde : Pascal de Duve a été écrivain avant d’être malade. Sa très grande érudition, sa propension à manipuler les langues et leurs mots comme à donner forme et couleur à l’imaginaire font de lui – et malgré l’humilité qui lui fait préférer le terme d’écrivant à celui d’écrivain – un auteur à part entière dont la vocation s’est révélée avec évidence. Éditorialement, ces traces s’estompent néanmoins : trente ans depuis la disparition de l’auteur, seul Izo a fait l’objet d’une réédition – chez Luc Pire (2004) puis dans la collection « Espace Nord », en 2016. Or, Pascal de Duve n’a pas fini d’émouvoir[1] : il se trouvera toujours quelqu’un pour tomber par hasard sur Izo, Cargo Vie ou L’Orage de vivre et s’en trouver durablement bouleversé tant la sincérité de ses mots résonne encore à chaque page.

Je ne sais de combien de poupées russes je suis fait. Je sais seulement que la plus grande est vermoulue, et que la plus petite est fendue. (Cargo Vie)

Les instants de Pascal sont à double fond : en vingt-neuf ans seulement, il semble avoir vécu autant de vies qu’il parlait de langues, témoignant d’une intensité à fleur de peau transmise au moindre de ses écrits. Boris Vian sans la cruauté, Ferenc Karinthy plus émerveillé, … Les comparaisons ne manquent pas, mais leur énumération ne constituerait pas pour autant un portrait  fidèle de l’auteur d’Izo, dont la singularité échappe à toute analogie. Sur le papier, Pascal de Duve paraît lui-même issu d’un conte : mystérieux érudit de noble ascendance, maîtrisant tant le chinois, le russe que l’anglais ou l’islandais mais aussi jeune séminariste en devenir, enseignant l’arabe à des enfants du Caire aux côtés de Sœur Emmanuelle, converti à l’islam avant de revendiquer le statut d’émerveilliste abstentionnel[2] qui demeurera sien pour toujours. Comme chaussé de bottes de sept lieues, Pascal de Duve a parcouru la vie à grandes enjambées, en a respiré les parfums à profondes goulées et soigneusement collectionné toutes les lueurs, retranscrites avec précision et générosité dans ses textes à la portée philosophique universelle dont il nous faut assurer la circulation. Commençons, pour cela, par explorer la sainte trinité de cet auteur hautement spirituel : le sang, le ciel et le stylo.

Le sang

Je dis que l’imaginaire est la seule chose qui n’a pas de limite[3].

Si l’imaginaire de Pascal de Duve est inépuisable, son corps lui, est bel et bien fini. La conscience toujours plus aiguë de ses limites, qu’elles soient ou non imposées par la maladie, loin d’agir comme un frein dans la course aux plaisirs (harmonieuse malgré l’urgence, un footing où les pieds se mêlent aux premiers rayons du jour plutôt qu’un sprint dans un stade cimenté) constitue un moteur. La finitude est la raison première de profiter de toutes les joies à notre portée, elle est le revers du désir – un précipice sans lequel aucun vertige ne troublerait la chair. Cette réalité infuse d’emblée l’écriture de l’auteur : les récits de Pascal de Duve enserrent étroitement la vie et la mort, tressent joie et douleur dans la même chevelure. Ce travail oxymorique reflète le modus operandi du virus dont l’auteur est l’hôte :

Désormais, l’extase peut véhiculer la mort. Chaque orgasme met en scène, oubliés, Eros et Thanatos dans une partie de roulette russe. (L’Orage de vivre)

L’encre de ces mots n’est-elle guère autre chose que le sang d’une de ces plaies, toujours la même, se réouvrant inéluctablement ? Question : plaie guérie à la fin de l’écrit, ou à la fin d’une vie ? (Cargo Vie)

L’amour et la mort sont intrinsèquement liées dans le sida ; ainsi l’écriture s’adapte-t-elle au mal qui ronge l’écrivain, comme l’analyse Eric Van Der Schueren : « l’insertion de nombreux calembours, jeux de mots, chiasmes, polytotes, démultipliés par un réseau analogique plurilingue » de manière à « accroître les associations sémantiques comme pour combattre le rétrécissement du cerveau atteint par la maladie [4] ». Parlant de Sida-fiction, somme anthropologique de Joseph Lévy et Alexis Nouss, Éric Van Der Schueren évoque l’adage de Kafka, « selon lequel c’est le corps qui écrit ». Le corps malade, oui, (« VIH, c’est un peu toi qui écris ici », dit Pascal de Duve aux premières pages de Cargo Vie) mais pas seulement, pas vraiment : dans le cas de ce garçon sorti tout droit d’un conte, peut-être le virus s’adapte-t-il à l’écriture et non l’inverse. Comme la rouille qui ronge le pont arrière du cargo (« mémoire vivante du navire »), si Pascal de Duve « aime [son] sida », ce n’est pas seulement « parce qu’il [le] fait vivre plus intensément que jamais », mais bien aussi « parce qu’il est unique ». Et si l’analyse de Van Der Schueren semble tout à fait pertinente, il se peut que les tentatives de justifications littéraires de l’inclination de l’auteur pour les jeux de langage (émanations paralittéraires potaches que la critique tend à lui reprocher) n’épuisent pas la question, laquelle se résoudrait avec une candeur toute de duvienne par l’idée qu’ils répondent à une forme de désintérêt pour l’académisme, à un refus de contrer ses instincts. Il s’agit à nouveau de rester au plus proche de la sensation première, au plus proche de sa sensibilité sans que n’interfèrent les conventions qui incombent à celui qui fait de la littérature – au plus proche de la peau, de ce qui bouillonne en dessous et de ce qui, du dehors, la fait frémir.

C’est pourquoi, en dépit des nuages d’acier qui jonchent les pages de ses trois livres, Pascal de Duve transmet avant tout un formidable élan vital, qui prend la forme de rencontres : celle d’Izo avec le monde, adorable extravagance à chapeau melon découvrant Paris à travers des yeux vierges de tout à priori, érudit à la morale exemplaire simultanément capable de tenir une conversation dans la majorité des langues indo-européennes et de collectionner « les monstres horribles » (« ces monstres en caoutchouc conditionnés dans des capsules grises délivrées par des distributeurs rouges disposés dans les rues à passage fréquent ») ; mais aussi les rencontres avec des corps amis : ceux des très douces Nicole et Alice, mais surtout ceux d’autres garçons. L’Orage de vivre fait le récit lumineux des premiers contacts avec les garçons, de toute la joie qui résulte de ces corps exultants en dépit de l’évanescence qui caractérise ces passions (dit-il). Faire lien et entamer le dialogue, voici ce qui prime dans l’écriture de Pascal de Duve – dont on perçoit la douceur à travers les mains que tendent ses mots, autant que le regret de ne pas trouver de compagnon avec qui partager l’intensité du quotidien.

Le ciel 

Tant de soleils se sont levés. Silencieux. J’attends celui de demain, qui sera encore plus splendide que celui d’aujourd’hui. Depuis que je suis malade, le soleil est chaque jour plus beau. (Cargo Vie)

Les métaphores liées aux phénomènes célestes abondent lorsqu’il s’agit de Pascal de Duve : quoi de plus évident qu’une étoile filante pour traduire l’éblouissement, à la fois fugace et persistant, que représente son parcours ? Mais c’est lui rendre hommage que de persister dans ce champ sémantique, lui qui a tant aimé le ciel et n’a jamais craint le cliché. C’est une constante dans les écrits du jeune auteur : toutes les dix pages interviennent les descriptions éblouissantes d’un ciel, de ses couleurs et des effets de la lumière sur les choses du monde. Izo lui-même serait l’incarnation, aussi charmante qu’inattendue, d’un phénomène naturel : « délicatement tombé du ciel comme une grosse goutte tiède d’avant l’orage ».

À cette passion esthétique pour le ciel (et les oiseaux qui y règnent en empereurs flottants) répond une fascination continue pour les mystères qu’on lui prête : au bord de la prêtrise avant de se convertir brièvement à l’islam puis de se révéler (à lui-même) agnostique au contact des philosophes (au premier rang desquels il inscrit Kant), Pascal de Duve n’a de cesse d’interroger les tentatives de l’humanité pour faire sens de ce maelstrom dans lequel elle se trouve plongée.

Malgré ces espèces d’intuitions mystiques – orgueil déplacé, vanité égarée –, je reste fidèle à moi-même, résolument agnostique, sereinement certain de l’incertitude, le meilleur gage, à mes yeux, de ne heurter personne et de conserver, voire de cultiver et de renforcer la mystérieuse poésie du monde, à mon avis inviolable et hélas trop encarcanée dans l’idéologisme religieux. Au silence du monde correspond sa beauté. À la beauté de l’être je souhaite, jusqu’à ma mort terrestre, répondre par l’émerveillement permanent, sans la moindre velléité de mettre au pas sa splendeur ; sans la moindre intention de l’embrigader dans un quelconque idéologisme. (Cargo Vie)

En dépit de la maladie, l’humour et le mordant (les crocs en moins) de l’auteur ne le quittent pas et s’expriment avec d’autant plus d’espièglerie à l’égard des religions. À l’avant-dernier jour de son voyage en cargo (au terme duquel il sera hospitalisé), c’est avec la même franchise teintée d’irrévérence qu’il évoque le Pape (« que l’Esprit-Saint, soit dit en passant, conseille particulièrement mal ces temps-ci : proscrire le préservatif est proprement criminel ») ou met à mal, presque innocemment, les notions chrétiennes les plus admises :

Notre prochain– cette notion chrétienne a quelque chose de toujours futur, comme si les commandements donc nous sommes le sujet et lui l’objet ne s’étaient jamais accomplis, et ne le seraient que dans un vague avenir. C’est ce qu’on pourrait appeler la procrastination de l’application de bonnes intentions. (Cargo Vie)

C’est sans doute pourquoi, aux mansuétudes hypothétiques, Pascal de Duve préfère la poésie palpable de la pluie, de l’orage et du soleil. Avant même d’entrer en contact avec les questions ontologiques inhérentes à tout voisinage contraint avec la mort, Pascal de Duve a troqué la recherche de quelque chose de plus grand contre la capacité à déceler le sacré dans l’infime.

Le stylo

Chaque mot écrit est une victoire contre la mort.

Cette citation de Michel Butor apparaît dans Cargo Vie, entre Baudelaire et Maine de Biran. Victoire contre la mort, mais aussi contre la désillusion : en travaillant à conserver un état d’émerveillement constant, Pascal de Duve tourne le dos à la facilité, qui consiste à ouvrir la porte au cynisme – lequel infiltre nos vies avec une rapidité sournoise qu’analyse Coline Pierré dans son Éloge des fins heureuses :

Mépriser l’optimisme, la compassion ou la gentillesse est une manière de se laver les mains, de se débarrasser de la question éthique en littérature. […] Puisque le mépris et le cynisme semblent être devenus les grandes valeurs contemporaines, composer un art pessimiste c’est entrer parfaitement dans le costume de l’époque[5].

Et la question éthique est celle qui ne quitte jamais Pascal de Duve. En cela également, Izo se fait l’incarnation de ces valeurs et son costume si caractéristique et anachronique ne serait qu’indice supplémentaire de la profonde inadéquation – du personnage comme de son auteur – avec le cynisme qui caractérise les hommes et les œuvres considérées comme sérieuses. Izo, lui, se soucie des mondes potentiels qu’il engloutit en même temps que sa crème au caramel :

[…] finalement il titilla du bout des doigts le ravier en fer pour faire trembloter la crème, et après avoir provoqué ainsi un ou deux séismes, commença à manger l’atoll et à boire l’océan, non sans un léger soupir traduisant son incertitude de ne pas être cosmophage, de ne pas broyer des systèmes solaires entiers, avec des planètes, des montagnes, des mers, des forêts, des soucoupes volantes, des éléphants, des gratte-ciel, des souris, des voitures, des nuages, des supermarchés, des moustiques, des martiens, des bateaux, des corbeilles à papier, des restaurants, des M. Izobretenikhoudojnika.

Cette attention portée aux autres est fondamentalement liée au talent de Pascal de Duve pour déployer un portrait minutieux de son époque, ces années 1990 de boîtes postales, de cabines téléphoniques, de magnétophones et « de cassettes de français élémentaire avec illustrations correspondantes ». Avec la même tendresse, l’auteur écrit Simon le teckel (« long petit boudin brun bedonnant et court sur pattes, aux larges oreilles plates presque toujours dansantes, car ces animaux gigotent de plaisir pour un rien ») et le téléphone dont il aime les silences toujours provisoires (« je le trouve alors mignon, dodu, heureux d’être coiffé de son gros cornet auquel le relie un gros fil tout frisé »).

Ainsi, et aussi vrai que le monde meurt à celui qui s’en va, un univers a disparu avec Pascal de Duve – mais il reprend forme, toujours plus distinctement, à chaque regard découvrant cette œuvre bouleversante et tendre, comme « une grâce rare faite au soleil mourant»[6].

Louise Van Brabant


[1]     Référence à l’épigraphe de sa sœur Sophie, dans la réédition d’Izo dans la collection « Espace Nord », 2016.
[2]     Cité dans Isabelle MOREELS, « Izo ou l’évangile selon Pascal de Duve », dans Francofonía, no 13,‎ 2004.
[3]     Entretien de Pascal de Duve paru dans Temps Livres en 1990, cité dans Pascal DE DUVE, Izo, Espace Nord, 2017.
[4]     Éric VAN DER SCHUEREN, « Pascal de Duve : les Izotopies du sida », dans Textyles, n°14, 1997. URL : https://journals.openedition.org/textyles/2159
[5]     Coline PIERRÉ, Éloge des fins heureuses, Monstrograph, coll. « Bootleg », 2018, rééd. Daronnes, 2023. Dans la collection « Bootleg » qui, définitivement, aurait pu plaire à Pascal de Duve, se trouve également un petit éloge De la pluie, publié par Martin Page en 2016.
[6]     Mots choisis par Pascal de Duve dans Cargo Vie pour décrire le phénomène du rayon vert.


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°215 (2023)