Dans le roman francophone contemporain, Paul Emond occupe une place particulière. Ses livres précédents ont révélé un écrivain profondément imprégné d’une culture littéraire originale (le jeu des références est une des clés de lecture possibles de son œuvre). Mais en même temps, il n’est pas dupe des règles de l’art de raconter, il connait les conventions et en joue. Après 15 années consacrées à la création théâtrale, il fait paraitre deux romans, qui creusent des problématiques proches, en procédant cependant selon des stratégies narratives différentes.
La description de l’argument et du sens de La visite du plénipotentiaire culturel à la basilique des collines est délicate, dans la mesure où l’enjeu majeur de la narration réside dans la diversité des interprétations des événements. Sans doute, seule la première phrase est-elle vraiment assurée : un plénipotentiaire culturel en mission à l’étranger, lors d’une visite guidée de la galerie nationale, avise une porte à droite d’un tableau représentant la basilique des collines, chef-d’œuvre architectural où il se rendra l’après-midi. Pourquoi ne pas passer cette porte ?
Or donc, ce plénipotentiaire, imbu de sa fonction et surtout de lui-même, passe la porte, arrive dans les réserves du musée, où il découvre un deuxième tableau représentant la basilique, exactement semblable sans être cependant une copie, ainsi que le portrait d’un peintre (quel lien existe-t-il entre ce peintre et les tableaux ?). À la fois ballotté par les événements et poursuivant volontairement son impulsion première, le plénipotentiaire va suivre un parcours complexe, fait d’étonnantes péripéties, parcours qui tient de l’initiation et de la révélation mais aussi de la pénitence et de la rédemption : rédemption pour lui-même et pour le monde de l’art. Sa présomption et sa suffisance constituent des obstacles qu’il va devoir apprendre à dépasser (en comparaison, les épreuves physiques sont presque une promenade de santé).
Le roman raconte donc une quête dont l’objet se dessine peu à peu et qui comporte plusieurs aspects : la recherche concrète de cette basilique des collines, la compréhension du rapport de ce bâtiment à ses représentations et à son environnement, la poursuite du peintre et le déchiffrement de sa démarche esthétique et spirituelle – car celui-ci s’impose comme un modèle et un maitre à penser.
Le plénipotentiaire est tiraillé entre cette invitation à une découverte supérieure et l’engluement dans son passé : le rapport à son père, ses émois amoureux, sa carrière politique, etc. Peu à peu la cohérence vraisemblable du récit se nuance et bascule vers une dimension également symbolique. Un banal voyage en tramway devient aussi la recherche du centre du labyrinthe. Le plénipotentiaire essaie de comprendre les signes qui lui sont adressés, hésite sur le sens à leur donner. Le réel est de plus en plus concurrencé par le non réel : élucubrations d’un fonctionnaire suffisant ou appel de quelque chose de supérieur. Jusqu’au bout l’hésitation se maintient, renforcée par le coup de théâtre final portant sur un des aspects essentiels de la convention narrative.
D’autant que – eh, oui, ça se complique encore – l’auteur intervient dans le récit, dialogue avec son personnage, tente de lui expliquer certaines choses discute aussi avec le lecteur, défendant son héros contre une interprétation trop réductrice.
Comment lire ?
Le roman a donc un côté sérieux, émouvant parfois ; mais ce n’est là qu’un de ses aspects. Le ton Emond, fait de distanciation, d’humour, de parodie, de burlesque, rend la perception du récit plus complexe. Car cet auteur, qui parfois doute lui-même de son personnage, parfois le protège contre le lecteur impatient, relance par cette attitude même le jeu des interprétations. Les basculements de sens se poursuivent jusqu’à la fin du récit. Le lecteur perd agréablement pied : où est-on, que croire, qu’est-ce qui est vrai ? Le roman est une mise en question subtile des conventions de lecture, jouant finement avec une réflexion théorique sur l’acte de raconter.
Ajoutons encore que l’on retrouve quelques marques de fabrique Emond qui, dans l’économie générale de ce livre, prennent une coloration nouvelle : la figure du méchant, de l’ennemi – traitre si possible – responsable de tout, et destinataire d’un discours peut-être délirant, peut-être fondé. Le rôle est tenu ici par un des collaborateurs, Morel. Les péripéties auxquelles le plénipotentiaire est confronté sont-elles des épreuves initiatiques ou un complet orchestré par son adjoint ? La position de traitre ne doit-elle pas être étendue à d’autres, au peintre même : un ami n’est-il pas, tout compte fait, un ennemi camouflé ? Cette ambivalence des attitudes rend plus ardue encore la découverte de la signification des épreuves.
De façon générale, le roman fonctionne sur des couples antinomiques mais incertains qui s’inversent sans cesse : ami/ennemi, victime/coupable, réalité/fiction, vrai/faux ; dedans/dehors… Jusqu’où va la tromperie, jusqu’où la fiction… ? Dans cet ordre d’idée, les variations sur le double sont déterminantes. Plusieurs personnages se dédoublent mais surtout les représentations picturale et littéraire sont pensées comme une modalité du double, et se déclinent en une longue chaine : « réel », miroir, tableau, copie, reflet, réduction, répétition, réduplication. Personnages et événements sont ambivalents, ont à la fois un aspect concret et une dimension symbolique ou mythique. Cette ambivalence transparait encore dans le degré de crédibilité à accorder à certaines descriptions ou images : s’agit-il d’un sens figuré ou faut-il prendre les affirmations au pied de la lettre ? C’est toute la rhétorique pompeuse du plénipotentiaire – et de l’auteur – qui devient suspecte de vérité… ou de tromperie.
Un roman finement réjouissant. On déguste les subtilités, on sourit très souvent, on rit franchement aussi. Les années théâtre ont visiblement encore affiné le sens de l’effet et du burlesque chez Paul Emond.
Entre mensonge et vérité
Abraham et la femme adultère est un roman assez bref, inséré dans Histoires de tableaux. Bien des éléments rapprochent Abraham et La visite du plénipotentiaire, entre autres le thème de la peinture, mais les deux récits fonctionnent selon des logiques différentes. On y pressent un arrière-fond bio ou autobiographique, ne fût-ce que par des références à d’autres textes de P. Emond.
Le narrateur explique l’origine de la présence de deux tableaux dans la salle à manger de son enfance. Leur ressemblance avec des personnages des tableaux a entrainé pour deux personnes des conséquences surprenantes. Alors que dans La visite tout repose sur l’hésitation quant au degré de vérité des événements, l’histoire d’Abraham est présentée sous le label du réalisme. Il serait possible de vérifier qu’à la Grand Place de Bruxelles existe une maison appelée La Louve ; et oui, Lovecraft est bien né à Providence. Mais pour le reste… Les péripéties et les coïncidences s’enchainent trop bien. Et insensiblement la convention biographique prend du plomb dans l’aile ; le lecteur se plait à découvrir une logique qui tient plus aux nécessités de la fiction. Existe-t-il une salle Sarah Fox au Musée de Pittsburgh ? Peu importe finalement, Sarah et Abraham, vu leurs prénoms bibliques, sont faits pour s’entendre (et plus si affinités) ; et Fox ne serait-elle pas un clin d’œil à Boniface, surnommé le renard, plénipotentiaire culturel de son état ?
C’est donc l’histoire palpitante, pleine de rebondissements d’Abraham et d’une femme dite adultère. On y retrouve la même verve, la même virtuosité narrative – dans une conduite de récit plus conventionnelle -, le même jeu de références, le même sens de la formule (ce moment où la grand-mère demande : mais alors la femme adultère aurait-elle un amant ?). Le récit ne quitte pas les limites du vraisemblable, même si sa dimension réaliste plie devant cet excès de péripéties.
Ces deux textes s’inscrivent parfaitement dans la démarche romanesque de Paul Emond, reprenant la question de la réalité et de la fiction, de la vérité et du mensonge, du réel et de l’irréel (que celui-ci soit le fantasme délirant d’une personne ou la tension vers un idéal esthétique et moral) et en les renouvelant.
Joseph Duhamel
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°136 (2005)