
Isaac Bashevis Singer
Pour évoquer le vingtième siècle, Alain Berenboom hésite entre deux écrivains que tout apparemment oppose, Isaac Bashevis Singer, le dernier grand écrivain yiddish (prix Nobel en 1978) et Graham Greene, plus anglais tu meurs. L’un est le chantre des juifs polonais écrasés par l’antisémitisme puis les nazis, l’autre le produit des meilleures écoles british. Pourtant, il y a bien d’autres traits communs entre les deux écrivains (morts tous les deux en 1991), deux des plus pertinents observateurs et chroniqueurs de civilisations disparues à peu près au même moment au cours du terrifiant siècle passé.
Parlez-nous de l’écrivain que « vous préférez » m’avez-vous demandé. Sacré casse-tête ! Comme vous, je serais heureux de dérouler une liste d’« écrivains favoris » plus longue que ce Carnet ! Hélas, la place me manque pour exprimer mon admiration à la fois pour Narayan, Sylvia Plath, Soldati et Zadie Smith, Buchan et Walker Percy, Jarry et Brautigan, Coe et Fredric Brown, Tolstoï et C.N. Adichie, Silone, Labiche, R.C. Wilson et A. Wilson, pour Carson Mac Cullers, Bellow, Elizabeth Holding, Murakami, pour … J’arrête là. C’est trop frustrant, maintenant que je suis lancé, de m’empêcher de partager avec vous le plaisir, l’émotion de tous ces livres sur lesquels je suis tombé souvent par hasard et qui m’ont happé comme s’ils arrivaient entre les mains juste au moment précis où j’étais prêt à les recevoir et à les aimer – c’est pourquoi il est dangereux de relire un livre dont on garde un souvenir flou mais ébloui.
« L’écrivain que je préfère » ? Que le destin décide ! Comme à la roulette (ou pour le lauréat d’un prix littéraire !). Je ferme les yeux et je pointe du doigt. Evidemment, il s’est placé juste entre deux noms, Isaac B. Singer et Graham Greene. Comment choisir, c’est bien ma chance entre deux romanciers qui n’ont rien en commun ? D’un côté un écrivain plus british que l’empire, converti au catholicisme, au cinéma et à la littérature d’espionnage. De l’autre le peintre poétique du shtetl juif polonais disparu avec l’holocauste. Rien en commun ? Pas si sûr ! Puisqu’ils figurent côte à côte sur ma liste – même si c’est mon inconscient qui les a rangés ainsi – et que j’ai ressenti le même enthousiasme chaque fois que je découvrais un livre d’eux que je ne connaissais pas encore et la même impatience à l’achever, incapable de lever les yeux avant la fin.
Tous deux, à leur façon, ont décrit l’effondrement de la civilisation occidentale au vingtième siècle. Singer brosse le portrait nostalgique (largement fantaisiste et magnifiquement idéalisé) de la vie juive polonaise tandis que le nazisme se prépare à l’anéantir et, dans ses livres « américains », le portrait des survivants, brisés par la guerre, tentant vainement de renouer les fils d’une culture disparue, errants tels des ombres entre les fantômes de leurs disparus.
Greene n’est pas plus joyeux dans son panorama du siècle. Trop à l’étroit dans une Angleterre étouffante et hypocrite, il parcourt l’ancien empire occidental dont il contemple l’inexorable déclin. L’Indochine (Un Américain bien tranquille), Cuba (Mon agent à La Havane) et les autres îles tropicales (Les Comédiens). Il est le successeur de John Buchan mais, au lieu de célébrer les vertus de la civilisation britannique comme son glorieux aîné, il décrit son agonie. Ceux qui paraissaient des héros trente ans plus tôt sont devenus des marionnettes sans âme. Ses plus belles réussites littéraires, il les a fabriquées en utilisant les recettes du roman de genre (thriller et surtout roman d’espionnage). Il n’y a vraiment que dans la littérature française qu’on n’a pas encore compris que ces codes sont les meilleurs instruments pour explorer l’envers du décor. Dans un mes romans favoris, Le Facteur humain, il retourne comme une crêpe le fonctionnement de l’état et réduit en miettes ses discours faussement généreux sur les droits de l’homme. Les états occidentaux ont perdu toute considération pour l’être humain.
Ces thèmes, ces terribles constats, pourraient accoucher de livres tragiques, amers ou cyniques. Le talent de Singer et de Greene est de ne pas tomber dans ce défaitisme ni dans la facilité d’une œuvre noire de noir. Au contraire, grâce à leur humour, ils mettent l’être humain au centre de leur œuvre, un être blessé, fragile mais étonnamment vivant.
Mais chacun sa forme d’humour. Poétique et fantaisiste chez Singer ; ironique, parfois sarcastique chez Greene. Mais, dans les deux cas, un regard décalé qui a pour vertu de sauver l’individu dans un monde qui s’écroule.
Dans les villages polonais de l’avant-guerre, les juifs de Singer oublient leur sort en se plongeant dans des histoires autrement plus importantes, des rabbins miraculeux (Le magicien de Lublin), des fiancées qui disparaissent, des maisons hantées ou le retour de messies imaginaires (La Corne du bélier).
Chez Greene, c’est la dérision qui détruit le sérieux des hommes de pouvoir et permettent de faire basculer leurs entreprises prétentieuses dans le ridicule. Dans Notre agent à La Havane, un vendeur d’aspirateur, devenu espion pour survivre, est obligé d’envoyer des rapports bidon faute de mieux mais ils serviront à fonder la politique britannique en pleine guerre froide.
Dans Le Consul honoraire, des guérilleros se trompent de cible et enlèvent un consul honoraire britannique et alcoolique qui n’intéresse personne. La tragédie sud américaine de la fin du siècle tournée en comédie ravageuse.
Greene est hanté par les méfaits de la politique sur les individus. Mais, mine de rien, Singer aussi. Si elle n’est qu’en filigrane dans ses nouvelles, elle est le thème de certains de ses plus importants romans, particulièrement de son ambitieuse trilogie La Famille Moskat, le Manoir, Le Domaine, fresque de l’entrée des juifs polonais dans la modernité à la veille du terrible vingtième siècle. Et évidemment dans la plupart de ses romans et nouvelles « américaines », hantés par l’holocauste.
Pour les deux romanciers, face à cette désolation du siècle, l’humour est le seul refuge de la civilisation. L’humour et le sens de la subversion.
Si Greene est subversif par sa démolition du système britannique et la mise en pièces de ses valeurs fondatrices, Singer l’est d’une autre façon. D’abord par l’emploi de la langue. Lui qui a vécu plus d’années aux Etats-Unis que dans le yiddishland, a toujours refusé d’écrire en anglais – ou en hébreu. Il a choisi d’écrire dans une langue devenue morte depuis l’extermination. Fameux pied de nez de cet écrivain américain (célébré comme le top des écrivains US par le prix Nobel), qui expliquait ceci : le jour où le messie reviendrait, et que les morts se réveilleraient, ils demanderont où sont les livres yiddish parus depuis notre disparition ?
Subversif, il l’est aussi parce que ses histoires, d’apparence « gentiment folkloriques », balayent les principes de la morale juive traditionnelle – de façon aussi décapante que Greene le fait des valeurs britanniques. Et surtout ses valeurs sexuelles. L’amour est au centre de l’œuvre de Singer (lisez son magnifique Shosha). L’amour désespéré de l’homme pour les femmes. Aimant mal, lâché par son amante ou sa femme, éconduit, l’homme est systématiquement victime de la femme. Même lorsqu’il paraît être un Casanova (comme dans Ennemies), l’homme n’est pas un prédateur. Au contraire, c’est lui qui est victime du trop-plein de maîtresses dont il ne peut se dépêtrer (comment lâcher une femme rescapée de l’holocauste ? Interrogation tragique mais affreusement drôle).
Singer, Greene, non, décidément, impossible pour moi aussi de lâcher l’un pour l’autre !
Alain Berenboom
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°173 (2012)