Petit exercice d’admiration : Jean Forton, écrivain provincial

Jean Forton

Jean Forton

Dis-moi qui tu admires, je te dirai qui tu es. Auteur peu lu de son vivant, Jean Forton renaît aujourd’hui, preuve qu’il il y a parfois une justice en littérature. Et qu’un univers et un ton, ça peut marquer en sautant des générations. La lucidité raffinée servie par ce qu’il est convenu d’appeler un style, voilà ce qui, chez Forton, a touché Alain Bertrand.  

Jean Forton est né à Bordeaux le 16 juin 1930 ; il y est mort en 1982, des suites d’un cancer du poumon. Fils de famille, il tenait la librairie Montaigne, spécialisée dans les ouvrages de droit, puis écrivait dans le silence, jusqu’au milieu de la nuit. En 1954, Gallimard publie La Fuite, son premier roman. Six autres paraîtront, au rythme d’un par an: L’Herbe haute, évocation du monde roman paysan sur fond de Pyrénées; L’Oncle Léon, histoire d’un homme blessé par la vie dont le seul talent consiste à prédire l’issue des matches de boxe; La Cendre aux yeux, chef-d’œuvre sur un Don Juan du ruisseau qui attire une jeune fille dans ses filets nauséabonds; Cantemerle, roman de l’enfance ivre d’imagination; Le Grand Mal, plongée dans les forces obscures de l’adolescence; et L’Épingle du jeu, autre chef-d’œuvre qui suscitera une vive polémique, les milieux catholiques s’estimant lésés par l’évocation des méthodes sadiques pratiquées dans un collège jésuite de Bordeaux, sous l’Occupation allemande. Viendront encore Les Sables mouvants, descente aux enfers d’un homme à la conscience en réveil et, après le décès de l’auteur, L’Enfant-roi, évocation oedipienne d’une relation entre une mère et son fils ; ainsi que, tout récemment, Sainte famille.

Ces deux titres, ainsi que des nouvelles et des rééditions, ont été publiés au  Dilettante et par Finitude, éditeurs qui à la marchandise préfère la littérature, s’accordant ainsi le privilège de ressusciter les morts. Sans eux, et quelques autres, où trouverait-on les œuvres de Jacques Chauviré, de Paul Gadenne, de Georges Hyvernaud, de Raymond Guérin ou de Jean Forton ? Tous ces écrivains de l’ironie ou de la gravité – soit de la grande profondeur – vivaient en province. Autant dire dans un cimetière étriqué, du moins si on adopte un point de vue de 6° arrondissement, lequel ne leur accorda jamais qu’un succès d’estime.

Ecrivain du coup de poing, Jean Forton demeura à l’écart du succès ; c’était sa nature, que vivifiaient un style pur et vif, une vision du monde d’un gris de bord d’eau où l’innocence liée à l’enfance est broyée par la désillusion, le cynisme, l’âpreté, la perversité du monde adulte. Ses livres sont de mécanismes d’horlogerie au coeur desquels le lecteur, fasciné jusqu’au vertige, assiste au décorticage d’un milieu souvent bourgeois ainsi qu’aux manœuvres d’un manipulateur sans états d’âme.

Car les personnages de Forton, notamment dans Sainte famille[1], sont des emmurés par intérêt ou par convention sociale. Leur mode de vie conventionnel les suspend à une posture : celle du négociant affable, de l’enfant sérieux et doué pour la médecine, du fils bon à rien et coureur de jupons ou de la mère bigote et confinée au ménage. Tout ce petit monde a peur de vivre et érige la bêtise en art de vivre. En face, un tartuffe, personnage d’autant plus amoral qu’il joue de son charme, de ses mots, de son corps jusqu’au vice d’être.  Se disant visité par la grâce, maniant la casuistique comme un jésuite, sous couvert d’une religion qu’il bafoue, ce parasite s’introduit dans l’intimité des imbéciles à la seule fin de les gruger. Pour ramener les brebis égarées sur le droit chemin, il remue dans le péché comme dans une poubelle. La chute qui découle de cette destinée impitoyable est délicieusement amorale, car Forton a l’art de mettre beaucoup de délicatesse dans l’horreur et de raffinement dans la cruauté.

La cendre aux yeux[2] raconte un crime parfait dans le cadre d’un conte pour adultes. Le meurtrier ? Un genre de déclassé, pique-assiette de sa famille, voleur de la vie d’autrui, neurasthénique et veule qui met du piment dans sa grisaille en se changeant en loup. En face, le Chaperon rouge se prénomme Isabelle ; elle a 16 ans, entretient des mélancolies juvéniles, élevée entre une mère folle et un père négociant en vins. Le témoin du massacre, c’est le lecteur. A lui de mesurer tout la science stratégique du prédateur : jouant au chat, il attend de la souris « qu’elle ne se laisse pas croquer sans couiner un peu ». Pourtant, lui se décrit comme un être ordinaire, sans talent, sans idéal. Or, précisément, cette banalité dans le mal fait à la fois la force et la vérité d’une fable transcendée par une écriture au service de la chirurgie des âmes. Plus qu’un Valmont de bas étage, le personnage de Forton tient du vampire. Caressant, manipulateur, maître du verbe et des sentiments, il ira jusqu’à détruire ce qu’il y a de plus innocent chez sa victime, avant de passer à la prochaine conquête, et ainsi de suite, pour se donner l’air de survivre à l’ennui et à l’impossibilité de se connaître vraiment ou d’entrer en relation avec autrui.

L’art de Forton tient dans sa lucidité cinglante ; sa poésie rehausse la grisaille des quais et des ruelles; sa précision éveille la complexité des âmes mortes; son ironie et son scepticisme glissent sur un phrasé d’une netteté parfaite, définitive.

Roman sans doute autobiographique, L’épingle du jeu[3] livre sans doute une clé : la révolte de l’adolescence assoiffée de vie mais souffrante, aux prises avec un ordre bourgeois, effarant de brutalité et de d’hypocrisie. Le livre met aux prises quelques jeunes gens et une institution religieuse gouvernée par un tyran redoutable et séduisant, cruel et convaincant. Interdits de liberté, le héros principal, Michel de Pierrefeu, pratique l’insoumission et l’analyse en vue de dénoncer la supercherie de cette éducation jésuite qui casse, broie, malaxe « jusqu’à ce qu’une fois morte toute résistance, à leur guise ils puissent mouler les larves à eux confiées, en faire des hommes à leur service ». A l’heure de chercher un sens à sa vie, ces « puceaux d’église et chair à curés» résistent donc de tout leur cœur, de tout leur esprit. Mais l’adversaire, une fois encore, est d’une force souveraine, et met son intelligence et ses stratagèmes au service d’un idéal. Non seulement, il mesure ce besoin de soumission conduisant l’homme qui s’ennuie à s’abandonner aux âmes fortes et autoritaires, mais surtout il pratique le seul crime qui, d’après la religion catholique, ne peut être pardonné : le péché contre l’Esprit.

Manipulateur d’exception, le Préfet des études utilise tout l’échantillon des valeurs qui enflamment l’adolescence – l’amour, l’honneur, le panache, l’insolence, la liberté, le sentiment d’exister, le sens du défi, … – pour servir ses desseins de résistant à l’Occupant. La fin justifiant tous les moyens, il entraîne les jeunes élèves dans l’exaltation de la clandestinité. Michel y découvre la tendresse et les prémices de l’amour, avant que les représailles allemandes tombent comme un couperet, épargnant le Préfet qui récoltera les médailles et les honneurs après la guerre.

Comme l’écrit si bien Pierre Veilletet, autre bordelais de grand style, Jean Forton est, à l’instar de Sartre, Beckett ou Céline, un écrivain en noir et blanc. À savoir un  artiste du trait et de l’eau-forte. Point de répit dans la quête de la vérité nue, maigre, squelettique; il écrit en anciens francs, sous une chape de plomb, des histoires de province qui s’envase et d’homme qui mentent. Le mensonge est utile à la survie de l’espèce ; et toute la lucidité de Forton est de l’écrire sans céder un pousse à la complaisance, au politiquement correct. Ses intérieurs bourgeois sentent le cercueil. Il pratique la boxe et la médecine légale, ce qui l’ouvre aux profondeurs ambiguës de l’être humain et aux mystères de la nuit.

Au fond, Forton étudie le monstre qui est en chacun de nous. Autrement dit, le salaud. Ou encore, le vampire – mythe incroyablement moderne – dont la figure évoque si bien les rapports de séduction et de prédation qui tissent les liens sociaux, le spectacle télévisuel quotidien ou le succès incroyable de la presse dite « populaire ».

En somme, il refuse de divertir, si ce n’est par la grâce même du style.

A ce titre, on peut se demander si toute l’œuvre de Forton ne propose pas une mise en abyme de la relation que le romancier tisse avec son lecteur qu’il captive et séduit jusqu’à la sujétion. On s’accordera surtout sur le thème de la naissance, – impossible ou perpétuellement différée – impossible tant est lourd le poids des mères et des maîtres. En ce sens, même ignobles et repoussants, les personnages de Forton inspirent une compassion ambiguë. On les voit nager dans leur impuissance et tenter de vivre vraiment, avant de  s’emparer d’âmes plus fragiles, afin de s’en repaître pour subsister à l’ennui et à l’à quoi bon. Nulle pitié sous sa plume, point de concession à la moralité de circonstance, mais, avec le plus grand naturel,  une tension jusqu’à l’extrême de la pureté et de la précision musicale ; bref, un style.

Chez Forton, la volupté esthétique l’emporte sur toute autre considération ; c’est qu’on est en face d’un écrivain – un vrai[4].

Alain Bertrand


[1] Jean Forton, Sainte famille, Editions Finitude.
[2] La cendre aux yeux, Le Dilettante.
[3] L’épingle du jeu, Gallimard, coll. « L’imaginaire ».
[4] Finitude a exhumé aussi deux recueils de nouvelles : Pour passer le temps, 2002 ; et Jours de chaleur, 2003.


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°161, 2010