Petit exercice d’admiration : Jean Daive, Paul Celan 

Point de chute à Paris

paul celan

Paul Celan

La première fois que j’entends prononcer le nom de Paul Celan, c’est à Paris. J’ai 18 ans. Je viens de quitter une école pour une autre école. Je joue au flipper. C’est la première fois. A côté de moi, Jean Daive. Chantal, sa sœur, est une camarade d’école.

Depuis des mois, je lui adresse des poèmes, balbutiements indigestes d’un adolescent mal dans sa peau. Elle les transmet à son frère, poète.

Elle m’invite à le rencontrer lors d’un voyage scolaire à Paris. Nous passons quelques heures chez lui. Nous ne parlons pas de poésie, nous mangeons seulement. Au moment de prendre congé, je demande timidement s’il peut me loger le jour où je viendrai à Paris. Il répond oui. Jean m’offre un point de chute.

Je le prends au mot. Un après-midi de septembre 1970. Je débarque à l’improviste, sans prévenir parce que je suis persuadé qu’il sera là.

Comme je m’apprête à frapper à sa porte, il l’ouvre. Il est sur le point de sortir. Il me surprend le poing levé, façon gauchiste. Il m’entraîne dans une brasserie et m’invite à jouer au flipper. Le monde est nouveau et l’avenir fort vague.

Aussi stupide que cela paraisse, je n’ai jamais joué au flipper. C’est la première fois. Jean par contre se débrouille fort bien. Il sait quand et comment dévier légèrement la course de la bille. Il veut m’apprendre. Les parties se suivent. Il commence à me parler poésie. Par bribes, entre les tours.

Il m’apprend des mots nouveaux : analogie, métaphore… Des raccourcis. Il me pose des questions incongrues : Qu’est-ce la langue, le langage… D’où vient la parole, du dedans, du dehors ou de l’étincelle provoquée par la rencontre du dedans et du dehors… Les mots ont une matière, ils se laissent aussi décortiquer, ils arrachent parfois des larmes. Ecrire commence par l’écoute, la parole de la rue, des bistrots et par delà cette parole, la rumeur, le bourdonnement…

Il m’apprend l’abc.

Le créateur se trouve du côté de l’ébullition. Le monde est excessif. La vie n’est pas docile mais sauvage.

Il parle de la montre que j’ai au poignet. Cadeau de mon père. C’est une demi-menotte, elle me lie à la ponctualité, au temps réglé.

Il m’apprend la vertu du léger décalage, du dérèglement.

Le poète, comme l’artiste, est là où le débordement menace, écume, mousse, bave, parfois crachat, raz de marée ou d’irruption volcanique… C’est sa condition : guetter les manifestations de cet excès, ce trop plein débordant. Pourquoi ? Parce qu’il risque de se transformer, de devenir violence.

La poésie s’écrit toujours à chaud, avec des braises et des brandons. Sa langue est celle du feu, de l’incandescence, du brasier.

Il me cite alors le nom de Paul Celan. Il l’a côtoyé régulièrement. Il l’a pratiqué, traduit. Celan est mort en avril. Il s’est jeté du pont Mirabeau dans la Seine, son  ultime point de chute.

À la fin de mon séjour, Jean m’offre un petit cadeau : un poème de Celan et sa traduction : « Ungewaschen, Unbemalt », « Pas lavé, pas peint ». Je lis l’allemand. Les mots sont nouveaux et le texte obscur comme s’il avait  été traduit d’une langue étrangère.

Comment y accéder ? Où se trouve l’entrée, le bout de fil qui permettrait de démêler cette pelote en pagaille. Mais est-ce le but ? Faut-t-il nécessairement démêler la pelote ou la prendre comme telle ? Ou faut-il dresser l’oreille vers ce qui tend à parler, donner du mou à l’impératif de sens? Laisser s’exprimer la langue troublante des tréfonds ?

Pourquoi ne pas essayer la variation ?

«  Depuis l’autre côté de la cloison, là encore nous sommes en terre… Il parle de l’icône pétrifiée, elle flotte, point de mire pour un couple de cygnes feutrés qui cingle au temps glaciaire près et l’ombre que leur vol dessine au sol est celle de notre camisole. »

La lecture est tâtonnante et ses voies sont souvent impénétrables. « Il faut laisser infuser », conseille Michaux.

Je lis « La fugue de mort », « Strette », « La Rose de Personne »…

Dans ses lettres Maurice Blanchot évoque régulièrement Celan. Par bribes, il parle de son internement, des derniers mois de sa vie, du bruit infernal de cloche fendue qu’il entendait résonner au fond du crâne.

Chez André Leto à Mons, j’achète « l’Entretien dans la Montagne » dans l’édition superbe de Fata Morgana.

Bouleversant ! Texte agité, à lire en vitesse, dans l’urgence, précipitamment si possible en courant, dans  l’épuisement du souffle que la crise d’asthme menace, et l’oreille tendue vers le martèlement de la masse qui forge chaque lettre de chaque mot.

L’espoir est petit et son objet si grand qu’ils sont tous les deux juifs, typés : Paul Celan, poète fatalement juif et Théodore Adorno philosophe engagé, figure de proue de l’Ecole de Francfort, adepte de l’interdisciplinarité. Le texte, en prose poétique est bref. Il relate leur « rencontre ».

En juillet 1960, Paul Celan est en Suisse, à Silz Maria, dans l’Engadine, à mille huit cents mètres d’altitude, là où le minéral s’impose au végétal. L’endroit est connu, fréquenté. Dans l’attente de sa rencontre avec Adorno, il marche dans les pas de Lenz et sur la trace de Nietzsche. Lenz, le poète romantique allemand. Nietzsche, le philosophe, la tête toute remplie du rire effrayant de Lou Andréa Salomé. Du rire à gorge déployée en réponse à sa déclaration d’amour.

Celan avance bien encadré.

Nietzsche marche distraitement la tête ailleurs. Soudain il tombe en arrêt devant une pierre, une pyramide minérale dans un écrin de verdure et reçoit, tout à la fois la révélation de « l’éternel retour » comme il voit Zarathoustra à côté de lui.

Adorno et une personnalité éminente, ami de Mahler, de Schönberg, d’Alban Berg, lié à Walter Benjamin, à Gershom Scholem.

C’est aussi celui qui a commis une phrase retentissante: « Ecrire un poème après Auschwitz est barbare. »

Celan lui est l’obligé du poème. Il entend bien s’expliquer là dessus.

Que signifie barbare. Est-ce l’antécédent définitif, inexorable absolu.

L’histoire pèse sur lui comme une main qui l’aurait pris à la gorge et cette main l’étouffe.

Ecrire de la poésie, ne consiste pas à coucher des vers sur le papier, mais à éduquer cette main, à l’alphabétiser. C’est  gratter plutôt, essayer de gagner à coup de griffes un espace de liberté, une bulle d’air sur le papier. C’est y dessiner une fenêtre, non pas pour regarder dehors mais pour l’ouvrir et respirer.

Lors de son séjour à Sils Maria, Celan n’arrête pas de penser à cet instant de la rencontre, tout entier acquis au dialogue, à sa quête d’éclaircissement. Un livre l’accompagne : « Du und Ich » de Martin Buber. Un livre remarquable, magnifique. L’œuvre d’un sage qui sait ce que l’absence peut avoir de définitif. Le temps de l’attente pétrit étrangement l’esprit et creuse les gestes du quotidien.

Celan reçoit alors un télégramme. Au dernier moment, Adorno se désiste. Le tant attendu… C’est le désastre. Tout ce que Celan a construit, échafaudé, prévu, s’effondre, chavire.

Ce qu’il attend tellement, la réponse du philosophe se refuse au poète.

La folie de la montagne, la folie de Nietzsche, celle de Lenz zèbre le ciel et frappe.

L’agitation qui le gagne alors est le revers de la grâce.

Tout s’effondre, chaque fois c’est le « soufflé » qui en pâtit.

Tout s’embrouille. Il écrit, il décrit le rendez-vous manqué comme s’il s’était produit sans avoir eu lieu Il gratte une prose sous l’emprise d’une irrépressible nécessité, dans le besoin de bafouiller, de donner jour à la clameur criante qui le noue. IL écrit, c’est obligé.

Tout n’est pas perdu, jamais. Il y a toujours moyen de recoller.

Le sang et la sève sont les premiers ciments, les premiers adhésifs.

Il dessine une fenêtre sur une feuille mais elle est condamnée, aveugle, elle donne sur un mur. « L’Entretien dans la Montagne » est le protocole de son enfermement. Il dure près de 10 ans.

Il se jette de cette fenêtre dans la nuit du 19 au 20 avril 1970.

Sèvres, juin 2006

Denise Berteau est la femme du germaniste Pierre Berteau, c’est aussi la fille de Pilar et de Jules Supervielle. Les familiers de la maison l’appellent Mamina.

C’est une femme âgée qui me reçoit. Elle est assise à contre jour, un plaid sur les genoux. Nous parlons de la villa, des nombreux invités connus qui l’ont fréquentée : Lurçat, Picasso, Paulhan, Michaux et de celui qui l’a sans doute le plus impressionnée: Otto Skorzeny… Elle est enchantée de rencontrer quelqu’un qui le connaisse : un géant balafré qui occupait l’espace de la porte…

Au bout d’une heure, je la sens fatiguée, je m’apprête à prendre congé. La main tendue, je lui lance « …et Paul Celan… ». Elle s’empare de ma main, tire sur le bras. « Mon dieu dit-elle, Paul… Vous êtes de sa famille sans doute… » Je m’insurge. « Depuis tout à l’heure, je me dis, que vos yeux, votre manière de regarder, me rappellent quelqu’un… Vous avez les yeux de Paul Celan, un scalpel pénétrant et froid qui vous atteint et va là où le bât blesse… »

Vous êtes de sa famille.

C’est le summum.

En sortant de la villa, je me demande ce que signifie « avoir les yeux de quelqu’un » et je me sens soudain comme un fétiche à clous du Bas Congo, une poupée vaudou depuis longtemps percée par la pointe d’une même aiguille : Paul Celan.

Et soudain me vient à l’esprit, une séquence du texte, « Contre-Jour » : « Lorsqu’on détache le pendu de la potence, ses yeux n’étaient pas encore morts. Vite le bourreau les ferma. Les gens présents avaient cependant tout vu et de honte baissèrent le regard. La potence, elle en cette minute, se prit pour un arbre, et comme personne n’avait les yeux ouverts, il est impossible de savoir si elle ne l’a pas réellement été. » (Méridien et autres textes, seuil 2002 p.27)

                                  Eddy Devolder


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°156 (2009)