Petit exercice d’admiration : Quelques images de Roland Barthes

Roland Barthes

Roland Barthes

Nouveau petit exercice d’admiration. Et de fidélité. Dans ce numéro, c’est Benoît Peeters qui nous parle de  « ce petit fragment de Barthes » qui fut le sien. À l’époque de ses études à Paris, Barthes était le maître à penser de toute une génération. Mais, pour Benoît Peeters, il fut surtout un « maître à sentir, et plus encore à écrire ».  Il nous invite à le rencontrer dans ses livres et dans quelques scènes de la vie quotidienne. 

Je n’évoquerai ici que « mon Barthes ». Ce possessif est étrange et quasi scandaleux : je n’ai pas le moindre droit sur lui et sa mémoire. Mais comment désignerais-je autrement ce petit fragment de Barthes qui fut le mien et parfois ne fut que le mien ?

J’avais commencé à le lire, en classe de première, au lycée français de Bruxelles. Le Degré zéro de l’écriture m’avait semblé difficile. Un peu plus tard, je lus Mythologies. L’année suivante, la découverte de la philosophie m’absorba.

L’entrée en hypokhâgne au lycée Louis-le-Grand, en septembre 1974, marqua l’entrée dans un nouveau monde. Il y avait Paris bien sûr, et un début d’indépendance. Il y avait surtout l’un de nos camarades, Jean-Christophe Cambier qui, dans notre classe, s’était fait le champion d’une cause qui devint très vite la mienne : la modernité.

La modernité était un ensemble aux contours un peu flous qui allait du Nouveau Roman à Tel Quel, et d’Althusser à Lacan. J’absorbais ces livres de façon boulimique, dans un mélange d’enthousiasme et de superficialité.

La modernité était notre voisine. Ses héros vivaient et enseignaient à quelques pas de nous. Peu avant trois heures, le mardi je crois, nous nous levions et quittions abruptement notre cours de philosophie pour aller suivre, à la faculté de droit, le séminaire de Lacan. Nous nous imposions parfois rue d’Ulm, au séminaire de Derrida, dans cette École Normale Supérieure où aucun des nôtres n’entrerait. Et pour rien au monde, nous n’aurions voulu manquer la leçon inaugurale de Barthes, au Collège de France. Nous allions y apprendre, un peu surpris, que «  la langue est tout simplement fasciste ».

Parmi tous les maîtres de ce temps, et il n’en manquait pas, Barthes était celui que nous admirions le plus. Nous attendions impatiemment son nouveau livre et ses préfaces, nous guettions ses interventions à France Culture ou dans la presse, nous étions émus quand il nous arrivait de le croiser.

Dans ma chambre de la rue de l’Estrapade, j’avais longuement travaillé les quelques pages de « Puissances, ça pastiche », les plus impudiques que j’écrirais jamais. Après avoir reçu l’aval de Jean-Christophe, le plus difficile à mes yeux, j’adressai ce premier texte, sans trop de vergogne, à Roland Barthes en même temps qu’à la revue Minuit. Je craignais que ces pages ne doivent un peu trop aux auteurs que j’admirais ; Barthes me répondit que mon texte relevait « non de l’imitatif, mais de l’analogique », avant d’ajouter entre parenthèses : « (si l’on peut risquer la nuance) ». C’était court, mais parfait : attentif, délicat, un rien ironique peut-être.

Mon premier livre, Omnibus, fut publié chez Minuit un an plus tard. J’avais quitté Louis-le-Grand pour la Sorbonne à l’heure où les plus insouciants de mes compagnons se laissaient gagner par le sérieux de la préparation du Concours. J’étais déçu par les cours ennuyeux que dispensaient des professeurs prestigieux mais vieillissants. Désormais de toute façon, l’écriture occupait l’essentiel de mes journées.

Ce que je désirais sur le plan théorique‚ Barthes seul me semblait alors pouvoir l’offrir‚ dans son séminaire de l’école pratique des hautes Études‚ dans ce « centre d’études transdisciplinaires » dont le nom lui-même m’enchantait. Quand je vins le trouver, Barthes hésita. Il avait décidé de ne plus prendre de nouvel étudiant à l’école pratique au moment où le Collège de France allait le mobiliser de plus en plus. Mais il m’accepta comme auditeur libre.

Le petit groupe qui se réunissait autour de lui une fois par semaine, rue de Tournon, travaillait cette année-là autour de deux thèmes : « la voix » et « la rature ». Mais Barthes était surtout obsédé par l’affaiblissement de sa mère. Pendant la pause, il l’appelait pour prendre des nouvelles. Parfois, il revenait le visage assombri ; la suite s’écoulait alors dans une sorte d’absence.

J’arrivais avec une demande théorique très forte et quelque peu décalée par rapport à celui qu’il était devenu. Elle s’adressait à un autre : l’auteur de textes parus voici longtemps. Elle était comme anachronique.

« L’espace du séminaire est phalanstérien, c’est-à-dire en un sens romanesque », avait-il écrit en légende d’une photo dans Roland Barthes par Roland Barthes. « C’est seulement l’espace de circulation des désirs subtils, des désirs mobiles… » Ce qui comptait pour lui, dans ce séminaire restreint, c’était le plaisir d’une parole libre et presque sans façons, comme entre amis. C’était le jeu des regards.

Dans sa pensée, dans ses objets d’étude ou de fascination, Barthes se déplaçait très vite. Sans arrêt, il faisait bouger les lignes, remettant en jeu ses propres idées, chaque fois qu’elles commençaient à s’imposer. Bien qu’il fût de très loin notre aîné, il avait sur nous quelques longueurs d’avance pour ce qui est de la faculté d’invention et de l’aptitude à se remettre en cause. J’étais sans doute trop jeune, trop impatient, pour que nous puissions tout à fait nous rencontrer. Ce qu’il m’a donné de plus important m’est parvenu dans l’après-coup.

Je l’avais remercié, d’une courte lettre, à la fin de cette première année de séminaire. Il m’écrivit, lui aussi, pour me remercier d’avoir été présent, par mes propos, par mes silences. Toujours la délicatesse.

Puis, je lui demandai de pouvoir faire mon mémoire avec lui. Il s’agissait d’une lecture des Bijoux de la Castafiore, inspirée de la méthode qu’il avait utilisée dans S/Z pour approcher Sarrasine de Balzac. Je voulais analyser l’album d’Hergé page après page et case après case, en lui prêtant la même attention qu’à un grand texte. Dans l’université de ce temps-là, un tel projet n’allait pas de soi. Barthes était le seul à pouvoir l’accueillir.

« Pourquoi ce travail de diplôme ? me demanda-t-il. Vous êtes déjà de l’autre côté. » L’autre côté, c’était celui de l’écriture, le seul qui lui importait vraiment. « Cela rassurerait mes parents… », répondis-je. C’est l’argument qui le convainquit.

Un jour, il m’avait fixé rendez-vous chez lui, rue Servandoni. Mais c’est sa mère qui vint m’ouvrir. Le rendez-vous précédent, avec Florence, l’une des rares étudiantes du séminaire, n’était pas terminé. En me servant le thé, sa mère me dit : « Elle est charmante, cette jeune fille, n’est-ce pas ? » « Oui, et très brillante. » « Vous ne trouvez pas qu’elle ferait une bonne fiancée pour Roland ? », reprit-elle. J’étais perdu, je ne savais que répondre : « Euh… je crois qu’il tient beaucoup à son indépendance… ». Indépendance : le mot plut à Henriette Barthes. Mais je ne suis pas sûr qu’il convenait vraiment.

Elle mourut quelques mois plus tard. Quand Barthes revint au séminaire, peu de temps après, je lui dis mon étonnement de le revoir déjà. Et il eut ces mots terribles : « Oui… Pour l’éducation Nationale, une mère vaut trois jours. »

En ce temps-là, je me piquais de cuisine et surtout de « nouvelle cuisine ». Je l’invitai à dîner, un soir, me faisant prêter l’appartement d’un ami pour mieux le recevoir, et ne pas l’obliger à me rejoindre dans le 11e arrondissement, trop loin du Paris qui était le sien. J’avais composé le menu à partir de ses « j’aime, je n’aime pas », courant les boutiques à la recherche d’une bouteille de bouzy, un rare vin rouge de champagne qui s’y trouvait cité. En arrivant, il se mit au piano, jouant un morceau de Schubert tandis que j’achevais la préparation du repas. J’espérais sans doute « discuter ». Il préférait m’interroger sur mes amis, mes sorties et mes projets de vie. Je dus lui paraître un peu straight.

En 1978, je vins m’installer à Bruxelles. Je ne pus suivre que de façon intermittente son séminaire au Collège de France. Je n’allai pas le voir à la Pitié-Salpêtrière, après son accident, de crainte de devoir forcer les barrières érigées par ses proches. J’essayais d’avoir de ses nouvelles.

Je me souviendrai toujours de la façon dont j’appris sa mort. Je travaillais alors à la librairie Macondo, galerie Bortier. Le téléphone sonna :  « Bonjour, ici les éditions du Seuil. Roland Barthes vient de mourir. Combien d’exemplaires de son dernier livre voulez-vous commander ? ». Quelques heures plus tard, ou peut-être le lendemain, le correspondant de la RTBF, Armand Bachelier, fit une nécrologie odieuse.

Je n’avais pas fini mon diplôme. Il me fallait trouver un remplaçant, même si chacun savait, à l’École pratique comme ailleurs, que Barthes était irremplaçable. Qu’allait-on faire de moi, de mes Bijoux de la Castafiore lus et commentés dans le prolongement de S/Z ? On m’envoya chez Christian Metz. Je crois ne l’avoir rencontré qu’une seule fois. Il avait l’air triste, le visage gris, se montrait aussi bienveillant qu’embarrassé. Il m’assura que mon travail était sûrement très bien, puisque Roland l’appréciait, et qu’on me trouverait un bon jury. Avec Barthes, je me serais peut-être engagé dans la voie d’une thèse. Sans lui, je ne l’envisageai pas une seconde.

Fut-il pour nous, pour moi, quelque chose comme un maître à penser ? Il ne me semble pas. Plutôt un maître à sentir, et plus encore à écrire. Nous aimions ses mots choisis et le rythme de ses phrases, son usage des italiques et des deux points. Nous aimions ses raccourcis et ses bonheurs de langue.

Ce fragment par exemple, dans Roland Barthes par Roland Barthes, simple légende d’une photographie :

« Souvent, le soir, pour rentrer, crochet par les Allées marines, le long de l’Adour : grands arbres, bateaux en déshérence, vagues promeneurs, dérives de l’ennui : il rôdait là une sexualité de jardin public. »

Ou cet autre passage, très célèbre, au début de La Chambre claire :

« Un jour, il y a bien longtemps, je tombai sur une photographie du dernier frère de Napoléon, Jérôme… Je me dis alors, avec un étonnement que depuis je n’ai jamais pu réduire : “je vois les yeux qui ont vu l’Empereur”. Je parlais parfois de cet étonnement, mais comme personne ne semblait le partager, ni même le comprendre (la vie est ainsi faite à coup de petites solitudes), je l’oubliai. »

Tout est beau dans cette phrase, mais ce qui me touche le plus, c’est cette parenthèse qui s’y cache, « (la vie est ainsi faite à coup de petites solitudes) », puis la brusque chute : « je l’oubliai ».

Parfois, un auteur se remet à nous parler, des années après sa mort, comme s’il était tout près de nous. Tel fut le cas pour moi, en découvrant son dernier cours, La Préparation du roman. Je me souviens d’avoir été saisi, dans les dernières pages du volume, par ces quelques lignes magnifiques, plus nécessaires encore, en ce début des années 2000, qu’elles ne l’étaient en 1980 : « Ce désir de la littérature peut être d’autant plus aigu, plus vivant, d’autant plus présent que je puis précisément sentir la littérature en train de dépérir, de s’abolir : dans ce cas, je l’aime d’un amour pénétrant, bouleversant même, comme on aime et on entoure de ses bras quelque chose qui va mourir. »

C’est « mon » Barthes que j’ai retrouvé dans ce livre. Pas celui de mes vingt ans, celui de mes préoccupations d’aujourd’hui. Ses réflexions sur la vita nova, sur l’œuvre à faire, l’œuvre rêvée, désirée, impossible sans doute, m’ont parlé comme si elles s’adressaient à moi, recoupant mes questions les plus intimes.

J’ai lu avec un plaisir trouble le Journal de deuil, tout récemment publié. On pourrait croire que ce livre n’est presque rien : quelques centaines de fiches, dont beaucoup ne portent qu’une seule phrase. Par la netteté de l’écriture, par sa justesse, Barthes nous rend son chagrin supportable, presque doux, si déchirant soit-il. Comme il l’écrit : « L’étonnant de ces notes, c’est un sujet dévasté en proie à la présence d’esprit. »

Ce texte exhumé me fascine aussi par la précision de son objet. C’est le journal d’un deuil, et de rien d’autre. C’est une basse continue, où le plus particulier et le plus universel parviennent réellement à se fondre. C’est une merveille de langue, de sentiment et de pensée. Certains ne l’ont pas compris. Mais ont-ils la moindre idée de ce qu’est la littérature ?

Benoît Peeters


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°158 (2009)