« En buvant il n’avait ni mesure ni règle. Car il disait que les limites et les bornes du buveur se situaient lorsque le liège de ses pantoufles était gonflé d’un demi-pied. »
François Rabelais, Gargantua
« La raison ! Faut être fou. On peut rien faire comme ça, tout émasculé. Ils me font rire. Regardez ce qui les contrarie : on n’a jamais réussi à faire « raisonnablement » un enfant. Rien à faire. Il faut un moment de délire pour la création. »
Louis-Ferdinand Céline, Rabelais, il a raté son coup
Je n’avais pas lu grand-chose avant d’entamer mes études de lettres. Les trois premières semaines de candidature me persuadèrent que j’étais un inculte, vaguement imposteur, qu’en somme je n’avais rien à faire là. Je m’étais inscrit pour devenir professeur de français, ce qui signifiait pour moi écrire et faire écrire les élèves. On n’apprend pas à écrire, en romanes, ni à devenir professeur. On étudie. Il me fallait déguerpir, ou prendre mon mal en patience. Et rattraper mes lectures en retard, pour donner le change si par malheur on cherchait à m’interroger. J’ai donc acheté quelques vieux classiques pas chers, dont le nom me disait quelque chose.
Gargantua fut l’un de ces livres. Je me souvenais qu’on en avait rapidement grignoté quelques passages en secondaire. L’accouchement par l’oreille, et les premiers mots du héros. Ça m’avait bien fait rigoler à l’époque, et ça fonctionnait à nouveau. J’avais l’impression de retrouver un aîné de la famille, l’arrière-grand-père dingue et génial dont on raconte – avec envie – les déboires, les fuites et les aventures. Ce qui me faisait rire dans Gargantua était ce que j’aimais dans les chansons de Brassens (la bande sonore de mon enfance), dans les films des Monty Pythons, dans les bandes dessinées de Gotlib, dans tout ce qui m’avait fait grandir et que je prenais, aspirant universitaire complexé, pour de la sous-culture. Ce que je craignais être chez moi des travers, des incongruités et de la vulgarité, pouvaient être drôle, et avaient une place en littérature.
Avec Céline, cela prit plus de temps et de sueur. Le livre que j’avais choisi pour faire bonne figure était Rigodon, son dernier, un des plus audacieux sur le plan formel. Mais je l’ignorais alors, je l’avais pris car c’était le plus mince sur le rayon du bouquiniste. Je l’ai lu jusqu’au bout sans rien y comprendre, en me répétant page après page que j’étais un crétin et un insensible. J’ai hésité, mais voilà : j’étais inscrit, mes parents avaient payé le minerval, etc. Plus tard, j’ai réessayé avec le Voyage. J’ai mis mon doigt dans l’engrenage de ce livre, et je n’en suis plus sorti. Sans doute mes autres lectures avaient-elles déjà un peu bandé mes forces. Certainement Gargantua, et mon effort sur Rigodon m’avaient-ils musclé les yeux et les oreilles. J’ai reçu le Voyage comme une grande ruade. On me fonçait littéralement dessus. Je pouvais esquiver, mais j’ai fait front. Et cette volée de coups, ce choc physique, m’a donné l’impression de lire un roman pour la première fois. Je ne connaissais pas grand-chose à Céline, et je prenais de plein fouet sa langue faite de chair. Alors, hébété, j’ai lu ses livres un à un, dans l’ordre de leur parution. Et je suis tombé sur son célèbre texte à propos de Rabelais. Je ne me trouvais pas plus cultivé, et je ne brillais pas plus qu’avant en société, mais j’apprenais peu à peu à lire. Je suis un jour arrivé à Rigodon. Relire Rigodon après l’avoir si mal entendu et après avoir lu tout Céline, tout Rabelais, est une de mes plus émouvantes expériences de lecture.
Rabelais et Céline ont choisi pour leurs livres des schémas éprouvés : le roman de formation et le roman de voyage. Ces structures en apparence solides et linéaires permettent à ces auteurs d’exprimer toute la vigueur de leur langue. D’une part, puisqu’il faut bien une structure, ce choix règle la question dès l’ouverture du roman, et réserve à l’auteur toute son énergie pour se concentrer sur ce qui lui semble essentiel : la manière de raconter, l’amplitude du chant, le jeu tendu entre équilibre et déséquilibre. D’autre part, ce choix n’est pas anodin : qu’est-ce qui peut mieux mettre en valeur l’errance, le détour, la digression jubilatoire ou inquiétante, que le récit d’un parcours ? Le voyage, la vie et l’apprentissage du héros sont à la fois un prétexte et une forme parfaite – dans ses possibilités d’éclatement – pour les livres de Rabelais et Céline. Le lecteur jouit de se perdre. Leurs livres ont des fins magnifiques, mais ils auraient pu continuer à nous promener indéfiniment. On a beaucoup glosé sur l’absence de suspense chez Céline et Rabelais. C’est que ces auteurs procèdent par accumulation, par prolifération, et ignorent l’économie. Les romans de Rabelais et Céline ne sont pas de machines bien huilées, qui fascinent l’intelligence. Ce sont, comme des existences d’hommes, ou des voyages véritables : de longues fuites en avant. Il y a dans ces livres quelque chose de fondamentalement inefficace. Le plaisir de la narration se prend parfois au dépend de tout autre bénéfice. Comme dans le Roman de Renart : Renart ne préfère-t-il pas enfermer Ysengrin dans le logis du fermier plutôt que d’obtenir la vielle promise, rien que pour s’ébaubir de la chasse que donneront les gens au loup ? Le gain de la farce ne se quantifie pas, aussi est-il supérieur à certains. Voilà de quoi nous traitons avec Rabelais et Céline : de ces livres qui préféreront toujours prendre une direction belle – pour la beauté du geste – que d’arriver à bon port. C’est une autre arme de la vérité : le style. Rabelais et Céline (je parle des Rabelais et Céline romanciers) ne se laissent jamais piéger par leur propos. Si un mot est beau, ils l’emploient. Et le roman bifurque. Il ne s’agit pas d’envoûtement, ou d’inspiration. Il s’agit de musique. Elle peut prendre chez Rabelais et Céline les accents de l’humour ou ceux de la gravité, elle peut faire sonner la sincérité ou l’ironie, elle affirme toujours son pouvoir : raconter une histoire est d’abord une question de comment la raconter.
C’est pourquoi le déplacement chez Céline et Rabelais, et l’esthétique de ce déplacement, fait que leurs livres sont tout sauf des récits de voyage. Les personnages semblent voyager et évoluer dans un univers, mais c’est le voyage qui est la structure de l’univers, chez Rabelais et Céline. Il est fondamental et secondaire. Il est l’air qui soutient la musique. Voilà ce qu’on déguste en lisant leurs livres, voilà ce qu’on prend en plein visage. L’énergie d’un jazz. Ce qui est dit est inséparable du souffle, de comment il a été dit, et n’aurait aucun sens s’il avait été dit autrement. Le sens de ce qui est dit est le chant qui s’élève. Quand le style a cet impact dans un livre, nous devons revoir notre manière de lire. Rabelais et Céline sont des auteurs qui obligent à lire autrement. A s’écouter lire.
On s’écoute lire l’invention du torchecul par Gargantua ; on s’écoute lire les injures de tranchées ; on s’écoute lire la liste des jeux ; on s’écoute sortir des toilettes publiques new-yorkaises ; on sirote les absurdes plaidoiries ; on entend le vomi rebondir sur le pont de la malle vers l’Angleterre ; on jouit de ces mots inconnus qui nous reviennent comme d’un rêve d’opéra ; on frémit, effaré, au son de la violence, de la mauvaise foi, des contretemps, du jeu entre la lenteur et la vélocité, des ordures humaines balancées par tombereaux pour pouvoir faire émerger en fin de chapitre l’aveu pudique du sergent Alcide qui offre sa vie pour une nièce qu’il n’a jamais vue. Les livres de Rabelais et de Céline résonnent, beuglent, murmurent. Ils vivent. Pour un livre qui vit, combien de lettres mortes ? Rimbaud, l’un des fils terribles de Rabelais et l’un des pères non reconnus de Céline, essayait de comprendre ce qu’il cherchait en se faisant alchimiste du verbe. Rabelais et Céline en étaient d’autres. Ils se saisissaient des froissements sous les tables, des noms de maladies, des bruits de pas sur les trottoirs des banlieues, des sifflements des cheminées d’usines, de toutes les crasseuses périphéries, des fonctions corporelles jugées indignes, des cris des fous et des mourants, des mille manières de dire merde chez les petites gens, des mille manières pour eux de faire la fête, d’exister enfin, et ils le transformaient en musique. Un livre de Rabelais ou de Céline offre cette étrange et tonitruante magie. Il faut dresser ses oreilles, leur apprendre. Ça ne vient pas toujours du premier coup. Pour apprendre à écouter Charlie Parker, il faut sans doute écouter Louis Armstrong d’abord. Y aller progressivement. Et surtout réécouter de nombreuse fois. Le critique anglais, Cyril Connolly, définit la littérature comme l’art d’écrire ce qui sera lu deux fois. Rabelais et Céline sont des auteurs qu’on relit.
J’admire ces auteurs comme des aïeuls qu’on ne voudrait pas décevoir. Ils m’ont montré comment lire ; ils m’ont aussi aidé à mieux trouver les livres que j’aime. C’est par Rabelais que je suis entré chez Queneau, par la belle porte des Fleurs bleues ; c’est ce que je lisais de Céline qui m’a fait ouvrir les Carnets du sous-sol de Dostoïevski. Peu à peu, je dessinais le plan d’un réseau fabuleux, les contours d’un arbre généalogique rempli de sève : Paul Emond aidait Cervantès à s’évader ; Gogol offrait une pleine pinte de bière à Malerba ; Verheggen et Tholomé étaient surpris par le Père Ubu à graver des décoctions salaces sur les murs des toilettes des filles. J’imaginais des banquets où tous ceux qui se sentent redevables peu ou prou de Rabelais ou Céline portaient des toasts à qui mieux mieux, et lutinaient les serveuses. Bénoziglio qui cache les couverts ; Lautréamont qui organise des belotes sous la table ; Lowry et Moreau, à la fenêtre, qui inventent des constellations. Je refaisais pour la centième fois le plan de ma bibliothèque idéale. Et quand l’odeur du papier et de l’encre me devenait pénible, je sortais me promener. J’ai toujours été un promeneur. La marche est pour moi la première façon de lire. Je me reconnais dans cette phrase de Sterne (un autre fils de Rabelais) : « De toutes ces méditations, tandis qu’il avançait lentement par les routes, il passait son temps avec autant de profit que s’il avait été dans son cabinet. » Je n’aime rien tant que les longs périples circulaires, les sentiers que l’on emprunte sans but, en se disant qu’ils mèneront bien quelque part. Eh bien Céline comme Rabelais ont donné à mon goût pour la promenade une somptueuse bande sonore, une musique que je ne peux plus éteindre, quand bien même je le souhaiterais. J’ai pu mettre des phrases sur ces marches. J’ai lu la beauté d’une promenade dans Céline et Rabelais. Et j’ai appris à être de mieux en mieux moi-même, un promeneur, et à me promener de mieux en mieux.
Bien sûr, il y a l’œuvre, et puis il y a l’homme. Rabelais est profondément sympathique, et Céline profondément détestable. On lit Rabelais en gardant en tête l’image d’un homme facétieux, intelligent et bon. On lit Céline en gardant en tête l’image d’un salaud. Comment lire et aimer les livres de Céline depuis qu’il a publié ses premiers pamphlets, depuis qu’il s’est dévoilé en tant qu’homme ? Ce mystère est analysé par Girard : Céline scandale, et sa nouvelle biographie. Girard insiste : on ne peut couper Céline en deux, et oublier l’une des deux parties. Il est un génie et une ordure. Et c’est un mystère. Cela nous met dans une étrange position critique : admirer une œuvre sans aucun a priori positif, bien au contraire ; lire sans aucune sympathie. Céline : un auteur qui écartèle son thorax et dont le cri est un chant – étrange don (et malédiction) de faire swinguer la langue – mes comparaisons avec le jazz sont une rosserie qu’il mérite bien, lui qui disait tant l’abhorrer. Il y a dans ses romans toute l’humanité, et ses romans ont aussi quelque chose d’inhumain. Il redessine les frontières entre la signification et le son, il réinvente la langue. « Au commencement était l’émotion… » Certains lecteurs le lâchent parce qu’il nous crache au visage, à tous. Mais le plus pénible, pour ceux qui le lâchent, est de reconnaître que ce crachat a plus de gueule que l’aphorisme le mieux troussé d’un auteur honnête. Sa lettre à l’agité du bocal, pour ne prendre qu’elle, nous offre le spectacle de quelqu’un qui préfère insulter avec talent que de plaider efficacement. Rabelais est plus aimable pour le public d’aujourd’hui : un auteur qui ose, dont les livres sont toujours en décalage, redessinent les frontières de l’humour, de la réflexion, et de la langue ; un auteur qui donne à l’ironie, au second degré, ses lettres de noblesse (et qui réinvente le concept de noblesse), qui réconcilie humour et intelligence. Un humaniste généreux.
Ce sont deux musiciens dans l’œuvre, et deux fuyards dans la vie ; mais on aimerait cacher dans sa cave l’un des deux et mettre l’autre en prison. D’autant que quand il est en prison, il en sort Féérie pour une autre fois.
Nicolas Marchal
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°169 (2011)