Je suis celui qui appelle…
Je t’aime
Je crie que je veux t’aimer, je t’aime
J’aimerai quiconque entendra que je crie…
Je t’aime plus loin que toi
J’aimerai quiconque entendra que je crie que je t’aime.
J’avais seize ans. Puis quelqu’un est venu : vous. Je lisais Moderato cantabile. J’avais seize ans, je ne savais rien de vous, j’ignorais tout de la vie et je lisais vos mots, je découvrais votre langage si particulier, je voyais Anne, traînant son petit garçon à la leçon de piano, j’entendais le cri des oiseaux de mer, la sirène des bateaux dans le port, nous repartions ensemble, Anne, son petit garçon et moi, et nous errions, le long des quais, jusqu’à la grande maison dans le parc, jusqu’à la solitude d’une femme, son fol amour maternel, jusqu’au lendemain, la même promenade recommencée, jusqu’à la rencontre avec Chauvin. Tout a commencé là. Vous étiez « autre » et je savais que je devenais « autre » par vos mots : rêveuse, méditante, poreuse, sur le point de découvrir un monde, me découvrant moi-même.
Le temps a passé. Vous êtes toujours là. Dans le tissu de vos livres, il y a un parfum d’éternité. Une intimité. À votre suite, nous descendons dans ce que vous appeliez « le puits noir » : cet endroit où vous descendiez pour écrire, où vous nous appelez, là où ça peut faire mal, parce qu’il n’y a plus moyen de se dérober, d’échapper au vrai de soi-même. Parce que vous nous y dévoilez ce que nous sommes.
Et nous voilà, au bord de la mer : « La mer était là, derrière les carreaux. J’aurais voulu y disparaître tout à fait. Je me suis promenée, une dernière fois, le long de la mer. »
Il y a comme une odeur de fleur, les cris des marchands, des chiens. Les tennis déserts et, contre leur grillage, abandonnée, la bicyclette rouge d’Anne-Marie Stretter. Cette mendiante, venue de Savannakhet, qui demande une indication pour se perdre. Nous sommes successivement Anne-Marie Stretter, la mendiante, la femme du Gange, le Vice-Consul. Avec vous, nous remontons à la source : la mère, la mer. Nous allons plus loin : nous poursuivons l’écriture du livre que nous venons de refermer parce que désormais, vous faites partie de nous. Petite enfance, amour fou, séparations, désespérance, jubilation, paralysie, silence, cri – vous avez définitivement inscrit en nous une lecture du monde et, comme vos mots, nous voulons aller au plus épuré, au plus intense. Même si nous avons appris qu’il n’y a pas que les chiens qui hurlent de désespoir, que dans les cris, les silences dont votre œuvre est tissée, se trouvent le rêve fou de fusion, la nostalgie de la plénitude des origines. Vous l’avez dit vous-même : « On écrit sur le corps mort du monde, sur le corps mort de l’amour. »
Vous allez plus loin : dans le dépouillement absolu ; la comédienne de Savannah Bay a tout oublié, « sauf Savannah Bay » ; elle est « sans mémoire et elle garde la mémoire ». Combat de vos mots et de la mémoire que vous gardez de tout : le barrage contre le Pacifique, les odeurs et les sons de vos Indes mythiques, la mer de votre enfance et celle de votre vieillesse, l’amant de vos quinze ans.
Mémoire de Hiroshima : « … du quinzième jour aussi. Hiroshima se couvrit de fleurs. Ce n’étaient partout que bleuets et glaïeuls, et volubilis et belles-d’un-jour qui renaissaient des cendres avec une extraordinaire vigueur, inconnue jusque-là chez les fleurs. »
Mémoire et silences : blancs dans le texte, mais frémissants, vivants, où nous nous engouffrons, pris dans votre sortilège. Puis, vos textes se mettent à explorer la mémoire du présent : pour vous aussi, quelqu’un est venu, dans la splendeur et la fragilité de votre vieillesse – le dernier homme.
« … elle est déjà dans l’hiver de la vie, comme on dit. Et elle ne connaît que ça. Elle incarne, pour moi, ce que j’appellerais la splendeur de l’âge. La vieillesse est un âge sublime. Ce n’est pas la proximité de la mort qui la rend telle, c’est la liberté qui nous vient à savoir qu’elle n’est pas loin. »
Dans vos livres, nous entrons dans un pays sauvage ; peut-être même, comme un personnage sorti de vos livres, nous tenons-nous, pour toujours, à l’écart de la vie « normale », comme la petite fille qui, dans Nathalie Granger, invente tout un monde, racontant chaque jour sur sa vie une histoire différente. Vous le proclamez : vous ne croyez plus à rien, « seulement à l’individu et à sa propre survie, à sa propre liberté, à sa propre sauvegarde et à sa propre grâce, à sa propre immensité ».
Grâce, immensité, c’est cela que vous nous redonnez : ce qui avait été perdu, les portes de l’enfance franchies, nous revient dans vos mots, essentiels, toujours au bord de l’incommunicable, dans vos pages, les plus belles peut-être écrites sur l’amour, cette communion au plus profond de l’être. Et nous en connaissons le prix : le travail qui empêche la vie de se vivre normalement, le soleil sur lequel vous avez fermé votre porte, la pluie que vous n’avez pas goûtée, la mer, loin, derrière votre fenêtre parce que vous écrivez, attentive à capter un instant d’émotion capitale, concentrée sur cette alchimie qui la traduira en mots. L’imaginaire repense le temps, la vie reprend sa respiration.
Comme Lol V. Stein, vous nous accordez le pouvoir de nous donner à nous-mêmes notre vrai nom, pour toujours. Il y a ravissement, retour aux éléments de la nature : les arbres du parc, le sable, la poussière des chemins chauffés de soleil, la pluie sur la mer. Il y a cette espèce de joie de vivre, animale, où vos personnages accueillent la chaleur, reçoivent la pluie, se baignent dans le fleuve, savourent des fruits. Il y a les cris du Vice-Consul, ses coups de feu, les larmes d’Anne-Marie Stretter, les nôtres, la lèpre qui vous faisait si peur, la faim, la douleur de l’Inde, le Mékong que vous nous offrez : « Ce Mékong auprès duquel j’ai dormi, j’ai joué, j’ai vécu, pendant dix ans de ma vie, il est resté. Puis, quand je dis : “Qu’est-ce que c’est que cette rumeur ?” C’est le Gange, c’est le Mékong qui perce. » Et la magie qui opère puisque nous vous suivons, vous et vos frères, dans la forêt, sur ces chemins qui s’effacent quand il y a du vent, sur le sable de cette plage où il y avait parfois la trace des pattes des tigres…
On vous a comparée à Colette, exaltant sa santé, son équilibre, son amour des bêtes et de la nature, son goût de la vie et dire de vous que vous étiez prisonnière d’un univers étroitement délimité, à partir de Moderato cantabile, par la blessure de la passion, par ces femmes déchirées qui ne trouvent d’issue que dans la fuite ou la trahison… Mais si vos personnages s’embrasent et nous embrasent par contagion, ils nous mènent bien plus loin que ceux de Colette : ils ouvrent radicalement la porte du sensible, nous poussent vers la vie, vers le désir… Avec vous, lire est une « expérience », une connaissance exacte du beau verbe latin ex-perire : sortir du péril. À votre suite, nous sortons du péril d’être à tout jamais anesthésiés, gavés de principes branlants, morts-vivants. Et si vos livres racontent indéfiniment la même histoire, ils nous initient à la fascination du monde imaginaire, par la façon que vous avez d’être-au-monde et d’en rendre compte : thèmes semblables, personnages dans des situations similaires, style incantatoire. « La pratique de la lettre converge avec l’usage de l’inconscient », disait Lacan et là, vous êtes un maître. Vous nous permettez d’avoir accès à un autre territoire du réel, de la vie.
Le chapeau rose à bords plats et au large ruban noir fait partie de notre imaginaire. Nous vous écoutons quand vous nous dites : « Je ne referai plus jamais le voyage en car pour indigènes. Dorénavant, j’aurai une limousine pour aller au lycée et me ramener à la pension. Je dînerai dans les endroits les plus élégants de la ville. Et je serai toujours là, à regretter tout ce que je fais, tout ce que je laisse, tout ce que je perds, le bon comme le mauvais, le car, le chauffeur du car avec qui je riais, les vieilles chiqueuses de béthel dans les places arrière, les enfants sur le porte-bagages, la famille de Sadec, l’horreur de la famille de Sadec… »
Oui, mais vous écrirez.
Nicole Roland
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°171 (2012)