Petit exercice d’admiration : Roberto Juarroz, entre réalité et verticalité

roberto juarroz

Roberto Juarroz

Il faudrait laisser des livres partout. A un moment ou un autre quelqu’un les ouvrira sans doute. Et faire de même avec la poésie : laisser des poèmes partout, puisque quelqu’un les reconnaîtra sûrement un jour.
                         *                           
La poésie, c’est la sincérité avec laquelle parle en nous ce que l’on ne connaît pas. Unique voie véridique de ce qui cimente notre ignorance. 

Roberto Juarroz, Fragments verticaux, Corti, 1993

Voilà bien un exercice difficile voire frustrant que celui de l’admiration ! Qui plus est, déclinée au singulier !

Comment choisir son admiration, préférer plutôt l’une que l’autre ? Car ils sont nombreux ceux dont nous sommes redevables, ceux qui nous ont faits, ceux auprès desquels nous avons puisé pour construire, vaille que vaille, un semblant d’être. Car on ne peut envisager, j’en suis intimement convaincu, une construction, fût-elle poétique, que sur les seules ruines de quelques modèles ou maîtres que le temps nous aura donné de connaître, d’étudier ou parfois même rencontrer.

Ainsi, ceux dont je suis personnellement redevable, mais la liste pourrait être bien plus longue, sont-ils d’abord des Edmond Jabès, Roberto Juarroz, Paul Celan ou Rainer Maria Rilke dont les Elégies m’accompagnent partout où je vais. À ceux-ci, il me faudrait impérativement ajouter Cécile et André Miguel qui furent pour moi mes initiateurs et mes guides, dans cette maison de Ligny que j’ai fréquentée depuis mes dix-huit ans, comme l’on fréquentée des Hubin, Verheggen ou Crickillon. Sans les Miguel, Dieu sait si j’aurais approché si tôt ces auteurs auprès desquels je trouve aujourd’hui encore la force intérieure et la pensée qui me grandissent et me façonnent sans cesse.

Mais puisqu’il faut impérativement choisir, c’est avec Roberto Juarroz que je ferai mon exercice d’admiration, me permettant ainsi l’une ou l’autre digression qui rende compte d’autres importances qui m’accompagnent.

Roberto Juarroz est né en 1925 à Coronel Dorrego, dans la province de Buenos Aires (Argentine). Il est décédé à Buenos Aires le 5 mars 1995.

J’ai eu ce privilège immense de croiser Roberto Juarroz et ce, à plusieurs reprises. D’abord furtivement, à Paris, il était accompagné de Michel Camus, son éditeur (qui deviendrait bientôt le mien), puis une semaine durant à Marseille. C’était en 1992, à l’occasion de la remise du prix Jean Malrieu étranger (j’y recevais le Malrieu français) qu’il partageait alors avec le poète portugais Antonio Ramos Rosa. J’y retrouvais Juarroz dont je venais de publier au Taillis Pré une large partie de la Onzième Poésie Verticale, Rosa dont je venais aussi de faire paraître Trois leçons matérielles et Michel Camus qui découvrait à cette occasion ma première ébauche du Livre des sept portes. Une semaine à déambuler dans Marseille, une semaine à lire en compagnie de ces maîtres, c’était là le plus beau cadeau qu’on puisse faire à un jeune poète ! Juarroz recevra quelques mois plus tard Le Grand Prix de la Biennale Internationale de Poésie à Liège. Deux autres rencontres suivirent plus tard, à Buenos Aires où j’ai séjourné plusieurs semaines, et aussi à Temperley, rue T. Guido, dans la maison de Laura Cerrato et Roberto. Dans toutes ces rencontres, j’étais accompagné de Silvia Vainberg, poétesse argentine. Celle-là même dont je n’ai jamais oublié cette phrase qui évoque pour moi la seule poésie qui tienne : « Entrevoir, écrivait-elle, l’altitude d’où personne ne regarde. » N’est-ce pas là d’ailleurs une belle approche, une belle manière de parler de la poésie ? Mes rencontres avec Roberto Juarroz furent facilitées par sa présence et une connaissance bien meilleure que la mienne de la langue espagnole. Nous avons, lors de notre dernier voyage en Argentine, rencontré Laura et Roberto Juarroz dans un bâtiment de l’université où Laura enseignait, un cours sur Samuel Beckett dont elle est une grande spécialiste. Ce fut, hélas, notre dernière rencontre, notre dernière conversation avec un Roberto Juarroz déjà malade et  qui devait décéder quelques mois plus tard.

Roberto Juarroz est l’auteur d’une œuvre magistrale qui porte comme seul titre, Poésie Verticale, précédé d’un chiffre, Première Poésie Verticale, Deuxième, Troisième, etc. (les Fragments verticaux et deux livres d’entretiens sont les seules exceptions à cette règle). « Cette insistance dans l’anonyme à un sens, écrira Roger Munier. La parole poétique prend ici naissance dans le sans-nom, sans-visage et s’y attache obstinément. »

La Première Poésie Verticale paraîtra à Buenos Aires en 1958 et ce, à compte d’auteur comme les trois verticales suivantes. La Troisième Poésie Verticale sera quant à elle préfacée par son compatriote Julio Cortazar qui à son propos parlait déjà « d’inventeur d’être ». Il lui faudra cependant attendre longtemps, une vingtaine d’années, pour enfin trouver un éditeur argentin digne de ce nom, ce sera Carlos Lohlé qui publiera en 1978 une anthologie des poèmes de Juarroz. Curieusement, l’œuvre de Roberto Juarroz semble avoir touché plus rapidement le monde francophone. Ainsi, Fernand Verhesen, cet infatigable passeur, fut-il son premier traducteur en français (aussitôt suivi par Roger Caillois) et son premier éditeur en Europe. Les premières verticales paraîtront aux Editions du Cormier de 1962 à 1972. Roger Munier, autre proche et traducteur de Juarroz, fera quant à lui paraître un large choix de poèmes dans la collection « L’espace intérieur » des Editions Fayard, en 1980. En 1995, j’aurai aussi le privilège de faire rééditer les quatre premières verticales au Talus d’Approche.

Fernand Verhesen qui préfaçait cette réédition, écrira que le poème de Juarroz « ne se prête nullement à être promoteur de vérité(s), il est au contraire producteur du réel (dans l’acception de René Char : La connaissance productive de Réel) ».

La poésie de Roberto Juarroz est une poésie métaphysique par les thèmes fondamentaux dont elle traite. Une poésie construite, quasi sur un modèle mathématique, avec de nombreuses propositions que le poète ne semble pas imposer formellement : hypothèse, thèse, antithèse voire contradiction. La poésie de Juarroz est constamment interrogative même s’il emploie relativement peu ce signe de ponctuation, c’est aussi une poésie qui semble échapper à la simple raison mais s’ouvre plutôt aux multiples possibles. Ainsi ce fragment du texte XV de la Douzième Poésie Verticale traduite par Verhesen :

Chercher une chose
c’est toujours en trouver une autre.
Ainsi, pour trouver certaine chose,
il faut chercher ce qu’elle n’est pas. 

Chercher l’oiseau pour trouver la rose,
chercher l’amour pour trouver l’exil,
chercher le rien pour découvrir un homme,
aller vers l’arrière pour aller vers l’avant. 

« Le visible, écrivait Paul Klee, n’est qu’un exemple du réel. » La poésie de Roberto Juarroz est entièrement fondée sur cette acceptation-là. Ainsi le poète est-il celui qui peut ouvrir à plus de réels ou à plus de réalités. « Je vis le poème, écrivait d’ailleurs Juarroz, comme une explosion d’être par-dessous le langage. »

La poésie de Roberto Juarroz s’inscrit souvent dans un espace, celui qui sépare les choses et leurs contraires, la présence et l’absence. C’est ce que l’on a appelé à son propos, le tiers secrètement inclus, lieu de prédilection du poème.

Une chose encore dont j’aurai été le témoin à plusieurs reprises : il faut avoir écouté Roberto Juarroz lire ses poèmes ou plus exactement les marteler avec une extrême conviction pour ajouter encore du sens au poème.

Juarroz aura également laissé quelques livres plus théoriques où le sens de la verticalité est dévoilé et que je vous convie d’ouvrir, ce sont Fidélité à l’éclair ou Poésie et réalité (Lettres Vives).

« Entre celui qui donne, écrit Roberto Juarroz, et celui qui reçoit, entre celui qui parle et celui qui écoute, il y a une éternité inconsolable. Le poète le sait. » Que les poètes n’oublient jamais cette leçon de vie, aujourd’hui où la poésie n’est même plus « chose préservée » comme l’écrivait en 1930 Paul Valéry, où la poésie est tout simplement et désormais « chose à préserver ».

Yves Namur


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°175 (2013)