Simenon : la « vérité pure » des romans durs

michel carly

Michel Carly

« J’ai cherché une vérité humaine au-delà de la psychologie, laquelle n’est qu’une vérité officielle, fausse comme une Semeuse de timbre-poste, à la portée des bons élèves. »
Georges Simenon à Gaston Gallimard, 1937.

Le Carnet et les Instants : Michel Carly, vous avez collaboré à l’édition complète en douze volumes des 117 « romans durs » de Georges Simenon, dont les six premiers volumes viennent de paraître aux éditions Omnibus ; pourquoi une édition de plus ?
Michel Carly : Tout simplement parce qu’elle n’existait pas, et qu’elle n’a jamais existé en librairie ! Nous avons enfin mené à terme une édition « raisonnée » où les romans se suivent dans leur ordre chronologique de parution, depuis Le relais d’Alsace, paru en 1931, jusqu’aux Témoins, sortis en 1972.

Qu’appelle-t-on « romans durs » ?
Ce sont les oeuvres où Maigret n’apparaît pas. Elles sont beaucoup plus nombreuses que les enquêtes du commissaire à la pipe (qui comptent quand même 75 romans et 28 nouvelles). Simenon les appelait les « romans durs », ou « romans-romans », ou encore « romans de l’Homme » ; certains utilisent aussi l’étiquette « romans de la destinée ». Dans un « roman dur », seule demeure, selon ses propres mots, « une vérité humaine » sans concession ; le mystère de l’individu y remplace l’énigme et l’enquête policière. Il n’y a donc pas nécessairement de crime mais, à chaque fois, Simenon fraise jusqu’au nerf dans le vif de ses personnages. Pas d’analyse, pas de commentaire, la quasi abstraction des décors, réduits à leur stricte expression, le dépouillement des personnages : tout cela finit par densifier encore le noyau dur des romans de la maturité. En préparant mon dernier ouvrage, Simenon et les femmes (Omnibus), j’ai découvert un rapprochement intéressant, émis par Simenon lui-même, et dont on n’avait jamais fait état : il compare le côté grave de l’amour physique avec une femme aimée, l’engagement total, à ses romans durs, alors que l’écriture des « Maigret » n’est pour lui que du « light sex » !

Quand Simenon commence-t-il à les écrire ?
Dès 1931, et dès le lancement des « Maigret ». Cette année-là, il publie chez Fayard ses deux premiers « Maigret » tout en rédigeant Le relais d’Alsace, une aventure sans Maigret, mais encore fort empreinte des ficelles du récit populaire. En fait, il avertit très vite Arthème Fayard, son éditeur : « C’est fini, j’arrête !, prévient Simenon dès 1933 ; – Vous êtes fou ! vous allez vous casser le nez en essayant d’écrire autre chose que du roman policier ! rétorque Fayard ; – Finissons-en avec Maigret. Je n’ai plus besoin de fil conducteur… Je pense pouvoir écrire maintenant un vrai roman !  » Bien sûr, Simenon voulait dire : un roman sans rampe, sans guide.

Et ce n’est encore qu’une première étape, je suppose ?
C’est d’ailleurs la grande révélation qu’apporte notre édition. Quand on lit un ou deux titres au hasard, on ne perçoit pas l’évolution de l’écriture et de la création chez Simenon. Par contre, cette évolution se révèle en relisant dans l’ordre chronologique les 117 romans. Simenon est en perpétuel questionnement, il est dans une remise en question permanente. À chaque étape, il s’interroge et tente de gagner un nouveau palier dans le dépouillement de son écriture et la création de ses personnages.

Ce qui veut dire que, pour vous, un Simenon ne ressemble jamais à un autre Simenon ?

Bien sûr ! Voyons ensemble… Avec les premiers « romans durs », il veut s’affranchir des codes de l’édition populaire et du roman policier. Le temps est linéaire. Pas encore de flash-back. Il ne peut alors suivre qu’un seul personnage, comme le capitaine du Passager du « Polarlys » ou Hirovitch dans Les fiançailles de M. Hire. Le premier « roman libre » qu’il revendique est La maison du canal, et je suis d’accord avec sa propre analyse. Bien vite pourtant, il ouvre le spectre, le panel du drame s’élargit : en 1936, Le testament Donadieu nous le montre capable de porter à bout de bras une famille entière en conflit et en dissolution. Deux ans plus tard, à partir de La Marie du port, il veut, dit-il, dégager une vérité humaine au-delà de la psychologie. La psychologie, il s’en moque ! Il souhaite que le lecteur ne perçoive pas si son personnage pense ou agit. Il s’achemine vers le « roman pur ». Le mot est lâché, il est de lui. Il veut

atteindre le « roman quintessentiel » et c’est ce qu’il fait dans L’homme qui regardait passer les trains, Le Cheval-Blanc, Le bourgmestre de Furnes, Les inconnus dans la maison, Le voyageur de la Toussaint et ce chef-d’œuvre  absolu « au féminin » qu’est La fenêtre des Rouet. En vérité, Simenon inverse alors les codes du roman policier : il ne cherche plus le coupable, il veut découvrir le pourquoi. C’est assez vertigineux de voir avec quelle lucidité il use de la matière humaine, comme dans ce bref extrait de L’homme qui regardait passer les trains : « Et désormais, le sort en était jeté ! Le temps de fumer deux ou trois millimètres de cigare, et Kees venait d’entrer dans l’engrenage. Dès à présent, chaque seconde pesait plus lourd… »

Quel est le point final de cette quête romanesque ?
L’étape finale culmine dans la recherche du « roman tout court », comme il l’appelle. La vie est insupportable au protagoniste qui sent la lame du couteau sur sa gorge. C’est la sténographie de l’angoisse de L’horloger d’Everton, de La mort de Belle ou encore de En cas de malheur au cours des années 1950. Finalement, le romancier liégeois va tenter l’absolu dans ses ultimes romans. Plus de pittoresque, rien que des archétypes. Un art presque abstrait dans Le chat, La prison, Les innocents. Nous entrons dans ces romans comme dans une tragédie antique, courte et implacable. N’y cherchez pas le chef de choeur, il a définitivement disparu !

Vous venez de les relire tous ; quel « roman dur » préférez-vous ?
Cela change à chaque âge ou même à chaque saison. J’aime beaucoup La prison pour sa modernité indémodable. Mais, suite à un séjour récent à l’hôpital, j’ai aimé relire Les anneaux de Bicêtre, un chef-d’oeuvre absolu qui ne s’adresse qu’à l’essentiel. Simenon a raison d’écrire : « U n romancier doit vivre le plus vieux possible, afin de voir l’homme de tous les points de vue, celui de l’adolescent, de l’homme mûr et du vieillard. » Le lecteur de Simenon aussi…

Christian Libens


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°172 (2012)