Thomas Gunzig : Soixante-cinq idées par jour

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Thomas Gunzig

Jeune auteur plein de talent, dont l’œuvre a été primée à différentes reprises, Thomas Gunzig, né en 1970, a publié à ce jour, en France et en Belgique, plusieurs recueils de nouvelles, notamment Il y avait quelque chose dans le noir qu’on n’avait pas vu, À part moi personne n’est mort, Le plus petit zoo du monde, ainsi que deux romans, Mort d’un parfait bilingue, édité Au diable vauvert et en Folio, prix Rossel et prix Club med en 2001, et De la terrible et magnifique histoire des créatures les plus moches de l’univers, un récit pour la jeunesse paru chez Labor. Il a aussi écrit des fictions pour la radio et vient de connaitre le succès (et même les prolongations) au Théâtre Varia avec l’adaptation scénique de Mort d’un parfait bilingue. Il a le génie des titres, aussi curieux et ambigus que ses histoires tragi-comiques, et maitrise remarquablement le rapport temps-espace d’écriture, dans la narration.

Il n’est pas facile de saisir au vol et d’asseoir un moment Thomas Gunzig, ludion affairé mais néanmoins maitre de ses transferts, entre deux ou trois activités, deux ou plusieurs trains, sans cesse pris par la fureur de lire, d’écrire ou d’enseigner. Le voici qui rentre de Berlin où il s’est rendu pour la sortie de la traduction en allemand de Mort d’un parfait bilingue. Sans être le premier, ce séjour a été enthousiasmant : Gunzig aime la ville pour ce qu’elle est, pour les joies qu’il y a connues et parce qu’elle cristallise mieux qu’une autre peut-être nombre de ces coïncidences qui comptent dans l’agencement de ses récits, selon lui toujours quelque peu redevables au hasard. Mais est-ce vraiment le hasard si le prochain roman de Gunzig passe par Berlin et qu’il s’y inspire de cette ville remarquable par son réservoir culturel, ses initiatives en matière de sexologie, ses fantasmes historico-politiques comme les théories conspirationnistes ?

Jeune auteur à succès mais toujours en pleine ascension, difficilement qualifiable de manière univoque, impropre à ranger dans une catégorie précise, Thomas Gunzig est passionné dans tout ce qu’il fait. Librairie, enseignant la littérature – du lire, textes et images, à l’écrire – il est par-dessus tout écrivain, totalement. Au point qu’on s’étonne lorsqu’il ne peut accepter un rendez-vous pour raison familiale ; une enfant, un amour, des parents… Totalement écrivain : depuis quand, comment, pourquoi ? Questions rituelles, peut-être stupides mais utiles. D’habitude on s’entend répondre, depuis toujours, tout naturellement et parce que. Mais ce parcours se révèle pourtant à chaque fois différent. À l’école primaire, le petit Thomas se sentait un peu désoccupé et il s’est mis à lire, beaucoup et avec le plus grand plaisir. Plus tard, à l’aise dans son athénée décontracté d’Uccle 1, il a fait vers 1985 au moins trois rencontres déterminantes : un professeur de français formidable – et elle le sera pendant les trois années où il suivra ses cours –, la musique dans tous ses états et l’ordinateur. Déjà, il aime raconter des histoires, il en écrit, gagne même le prix de l’écrivain étudiant organisé par Maxilivres, dont la récompense est la publication du manuscrit en France, chez Jacques Grancher. Ce sera le premier recueil de nouvelles, Situation instable penchant vers le mois d’août. Il ne cessera plus d’écrire, mais, en même temps, après un passage en philosophie il poursuit avec succès et même distinction des études en Sciences politiques, parce qu’il s’intéresse aux affaires du monde et s’attache à les comprendre en développant une méthode critique, avant d’en traiter bientôt à sa manière.

gunzig mort d'un parfait bilingue

Des premiers textes aux plus récents, Gunzig a surtout publié des nouvelles. Aujourd’hui, à côté des romans, il reste fidèle à ce genre dont il apprécie la liberté et les contraintes : une idée initiale étonnante qu’on impose comme on veut et dont on décide de l’aboutissement ou de la faillite à sa guise, mais que l’on encadre bien serré dans le temps et l’espace, avec l’obligation de tout dire ou d’en dire suffisamment pour être compris dans l’immédiat. La nouvelle lui apparait donc comme un lieu propice à l’expérimentation et à l’innovation. Il ne voit pas de progression dans le fait de passer de la nouvelle au roman. Ce qui plait à celui qui aime raconter des histoires, c’est le va-et-vient entre ces deux formes de récit. La pluralité et la diversité qui caractérisent le recueil de nouvelles ne sont d’ailleurs pas absentes du roman tel que le conçoit Gunzig. À preuve Mort d’un parfait bilingue, parfaitement unitaire au point de vue de la thématique et des personnages mais aussi fourmillant des insertions les plus variées.

Les sollicitations du monde

Raconter des histoires est à la fois le moteur et l’objectif de l’auteur, mais les siennes sont étranges, à la fois noires et drôles, dramatiques et insouciantes. Toujours étonnantes, jouant sur la surprise, la rapidité, la chute imprévue, elles signalent une imagination débordante. Gunzig se dit constamment sensibilisé par ce qu’il appelle des situations fertiles, de celles qui lui inspirent « soixante-cinq idées par jour » dont il ne retiendra qu’une bonne par mois parce qu’il opère un tri sévère dans cette abondance et ne s’abandonne pas à la facilité d’invention, pas plus qu’à celle de la rédaction. Le premier jet n’est pas le bon. L’écriture requiert un long entrainement et la littérature une patiente maturation. Le travail s’impose donc, mais l’essentiel est qu’il n’apparaisse jamais. Gunzig aime ce qu’il appelle les grands tubes, ces romans anglais ou américains d’où l’auteur semble absent et où les faits se racontent d’eux-mêmes sans qu’on y puisse apercevoir ni la personne qui écrit ni la marque de fabrique. Pour lui, le style absolu est cette neutralité élégante de l’écriture qui assure la primauté de l’histoire.

Cette déclaration pourrait paraitre paradoxale de la part d’un auteur que l’on reconnait immédiatement pour peu qu’on ait fréquenté ses textes. Bien entendu, l’évacuation de l’énonciateur est elle aussi une composante de la fiction et la neutralité voulu ne fait qu’ajouter au ton très personnel de l’énoncé. Tous les critiques, avec des mots différents, ont mis l’accent sur la dualité de la narration chez Gunzig, jouant de l’enchantement souvent cruel comme de la compassion amusée, sans qu’il soit souvent possible de décider, et c’est bien là son charme. Terribles pour la plupart, les histoires gunziguiennes, même si elles en traitent de manière fantastique ou ludique, dérivent d’un fond de réalité incontestable. Il reconnait volontiers être sans arrêt sollicité par les multiples dérèglements du monde qui l’entoure et il se fait l’écho des guerres, massacres, exclusions, injustices, pollutions en tous genres. De même qu’il pointe les tares de la société contemporaine, il montre à l’œuvre les personnages les plus affreux ou répugnants, les salauds, mais toujours avec une fameuse dose de dérision, d’ironie ou de burlesque. Ce deux facteurs, le sombre et le clair concomitants ne sont nullement contradictoires selon lui. Au contraire, associés et complémentaires, ils se renforcent mutuellement. Faire rire ou sourire de ces drames épouvantables qu’il évoque plus ou moins sotto voce en aggrave la portée finalement. Qu’on se souvienne de l’effet loufoque de la médiatisation à outrance dans Mort d’un parfait bilingue, il rend plus vraie et pitoyable encore la sale guerre ainsi répercutée (ou représentée ?). Bien qu’il se défende de dénoncer directement, le texte de Gunzig peut frapper comme un pamphlet lorsqu’il prolonge ces deux vecteurs. C’est le cas de Royaumes qui renouvelle à sa façon la veine de l’engagement en littérature. De même que la référence au réel se fait de plus en plus explicite – le réfugié clandestin dans la première nouvelle a été et reste malheureusement d’actualité dans ce pays –, la dérision dans le ton croit et la progression du contenu dramatique s’en voit redoublée.

Sans cacher un certain attrait pour le paranormal, la folie, la délinquance et toute forme de marginalité ou d’excès, Gunzig aime y opposer leur prétendu contraire et ainsi relativiser les différences, réduire les écarts. « Tout compte fait, dit-il, on est toujours le monstre d’un autre ». L’essentiel en littérature, c’est l’effet de réel, l’efficacité du texte. D’ailleurs, le lecteur, professionnel ou profane, jeune ou vieux, critique ou désinvolte (indifférent ?) ne s’y trompe pas. Pour intellectuelle qu’elle soit, cette mise à distance du réel par l’humour reste accessible à tous parce que Gunzig s’exprime simplement. À l’écart des artifices d’une esthétique forcenée ou gratuite. S’il plie volontiers son écriture aux contraintes, c’est précisément pour la retenue que celles-ci imposent et pour dépouiller la tentation du sérieux. Opposé également à la hiérarchie sans fondement, l’auteur du Plus petit zoo du monde pratique une forme de subversion contrôlée, respectant sans préciosité les lois qui régissent la langue, il se méfie des tous d’acrobatie linguistique ou rhétorique.

Écrivain belge de langue française, Thomas Gunzig est édité des deux côtés de la frontière, en France et en Belgique. Là encore, il ne respecte aucune hiérarchie obligée. Au contraire de l’antienne voulant qu’il vaut mieux être le énième en France que le premier dans ses provinces, il pense qu’il est préférable d’être bien édité chez soi que mal à Paris. Au demeurant son parcours éditorial de part et d’autre lui donne toute satisfaction. Il se sent très bien à Arles, Au diable vauvert, et apprécie également que ses nouvelles ou romans soient publiées chez Labor et qu’ils l’aient été aussi au Grand miroir. La vraie légitimité de la littérature, c’est la réception qui la lui confère. Lecteur ou auditeur, puisque Gunzig écrit aussi des fictions pour Radio France, spectateur aujourd’hui, puisque ses textes sont adaptés au théâtre, c’est à tous ceux-là qu’il s’adresse. Et beaucoup d’autres encore, maintenant que son œuvre est traduite en allemand, en anglais, en espagnol, en italien et en tchèque.

Jeannine Paque

 

Mort d’un parfait bilingue au théâtre Varia

Adapté et mis en scène par Benoit Verhaert, le texte de Thomas Gunzig sonne étonnamment bien au théâtre et la visibilité de son action est aisée. Egalement éloignée du vertige déclamatoire et de l’excès de dramaturgie qui affligent tant d’adaptations de beaux textes poétiques ou romanesques qu’on sollicite en tous sens pour les porter à la scène, la version qu’a présentée le théâtre Varia correspond parfaitement au récit de Gunzig. Pour tout décor, un fond brillant et mobile, plastique dans tous les sens ; pour tout accessoire, le lit d’hôpital sur lequel repose le héros. C’est le lieu d’où partent toutes les réminiscences de l’intéressé et vers lequel elles remontent du passé pour se polariser et s’enchainer à son présent. Autour du protagoniste agité autant par ses pensées que par les soubresauts bien concrets du souvenir, trois comédiens jouent tous les autres rôles en virtuoses et réconcilieraient avec le théâtre les plus blasés ou les plus rétifs.

Habilement découpé selon un va-et-vient ostensible entre la réflexion intime du patient couché et la reconstitution des aventures qu’il a traversées, le texte du roman  ne souffre pas de la réduction car les passages les plus marquants sont mis en relief. Favorisé par ces alternances, le public suit totalement et se moule gtrangement suivant le dessein de l’auteur. Il va de surprise en sourires. Il rit, beaucoup au départ, quoique un peu nerveusement, moins ensuite à mesure que la tension se transmet. « Ça » marche, et fort.

Jeannine Paque


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°135 (2004)