Depuis Octobre long dimanche paru en 1956n Guy Vaes n’avait publié que deux romans, L’envers en 1983 et L’usurpateur en 1994. D’un auteur aussi rare, la parution d’un nouveau texte – aujourd’hui ce sont Les apparences – ne constitue pas seulement un événement éditorial : c’est, en effet, à chaque fois, notre rapport au réel qui se voit ébranlé à travers une patiente investigation où le temps, l’espace et l’identité des êtres sont mis en question.
L’argument des Apparences semble a priori extrêmement simple. À la sortie d’un récital de piano, le narrateur, Vincent Urbach, est abordé par un inconnu qui souhaite être photographié avec ses amis. Urbach hésite puis, sans enthousiasme, accepte de réaliser quelques instantanés. Il constate, après le départ du jeune homme, que celui-ci a laissé tomber, dans sa précipitation, l’un des clichés. Il le ramasse mais ne cherche pas à le rendre : c’est que le requiert, parmi les personnes photographiées, une femme au « châle plutôt transparent » – et moins qu’elle, d’ailleurs, son visage, un « subtil trois-quarts » qui « annonce le profil comme la face », une « tête à la chevelure d’un blond pâle plutôt que décoloré, courte, avec deux ou trois ondulations déployées sur le front ». Fasciné par un presque rien – « un lit d’épiderme » « entre pommettes et mâchoires » – il sait que sa vie sera durablement bouleversée, qu’elle sera désormais tout entière tendue vers la connaissance de l’inconnue.
Des femmes
Les apparences auraient pu être le récit d’une passion – de sa naissance balbutiée plutôt, de son impuissance à s’incarner, de son lent et sûr étouffement. Or, elles s’attachent avant tout aux ultimes lubies d’un homme dont la vie ne fut qu’esquive, que fuite même – comme si l’essentiel devait consister à ne pas vivre, à ne s’occuper que de la surface des choses. Vincent Urbach apparait donc comme décalé, toujours autre ailleurs qu’il n’est vraiment : et, lisant la phrase de Cioran « Je suis ce que je n’ai pas fait », qui est une des épigraphes du roman, il n’y ait pu que s’y reconnaitre. Il n’aurait pu qu’admettre, en outre, que n’est pas fondamentale la méprise, la bourde qui précéda toutes les autres : elle n’eût rien déclenché pour peu qu’on se souciât de la réparer, qu’on levât un doigt pour le faire : mais il y a une inertie originelle, une incapacité d’agir om et quand il le faut qui génère l’erreur, avec ses conséquences proprement incalculables. À cinquante ans environ, Urbach a la culture et – presque – l’âge de certains personnages de Thomas Bernhard, géniaux ronchonneurs à la colère inextinguible ; mais il ne récrimine pas : il regarde, il regarde sans nécessairement savoir ce qu’il voit, sans crainte néanmoins de bâtir sur cela le cours des prochaines années. Certes, il est poète et « [s]’enfonc[e] », quand faire se peut, « dans le puits aux mots ». Préparant un quatrième recueil – comme Guy Vaes a écrit un quatrième roman -, il développe même une vision métaphorique très précise de son expérience poétique : « Au profond de la mine, se disputant mon appétence tout juste éveillée, des galeries : une par mot, chaque mot développant ses ramifications, augmentant son potentiel d’échos. En sondant les parois de ces boyaux, je décelais parfois la promesse d’une métaphore, sinon la métaphore déjà constituée. […] Sans trêve, l’instinct critique devait contrecarrer les foucades de l’imagination, lesquelles déprécient un imaginaire qui consent à effleurer mais jamais n’obtempère à un désir conscient. »
Toutefois, s’il écrit, c’est aussi par à-coups, comme de raccroc, ou comme on s’offre une échappatoire aux moments d’indécision. De plus, renouant avec l’écriture, il s’accorde un prétexte pour fréquenter le « Bois des dames », taverne qui s’avère le lieu privilégié pour consigner ses « esquisses » mais aussi, peut-être, l’observatoire idéal pour détailler celle qui occupe ses pensées, l’énigmatique Raïssa. Ce n’est évidemment pas un hasard si la poésie occupe une place mineure dans le récit d’Urbach ni si elle est envisagée comme un travail d’excavation langagière : ce n’est pas à travers elle que le narrateur se tourne vers l’extérieur, pas à travers elle qu’il tente une représentation du monde. En revanche, sa profession le conduit à produire des images ; il est illustrateur et conçoit des « décors vieille Europe » chargés d’habiller, pour la « province américaine », « papier(s) peint(s) », « couvre-livre(s), boitier(s) simi-luxe, sous-mains, chemise(s) cartonnée(s) ». Il trace sans effort et avec virtuosité des « panorama(s) de quartier(s) » qui ont cette patine, cet air de faux vieux qui plaisent dans un pays dont l’histoire est brève. Lorsque l’opportunité se présente de s’éloigner de Raïssa afin, croit-il, de se libérer de la passion, c’est à New York qu’il se rend pour dessiner… Venise et Prague à la fin du 19e siècle. Il travaille d’après daguerréotypes, cisèle des représentations de représentations – illusions d’illusions. Les femmes auxquelles il se lie se plaisent également à transposer le réel au risque de le travestir. Alors que Raïssa pratique l’aquarelle – art difficile et, s’il en est, fragile -, Sybil, l’amante américaine, ne peint pas directement mais elle restaure pour le Metropolitan des toiles de maitres hollandais du 18e siècle. Son travail est aléatoire qui consiste à atténuer les outrages du temps infligés aux créations d’artistes anciens, souvent méconnus. Qu’un peintre ait confié à la toile sa vision de Leyde, et la restauratrice, s’efforçant de la retrouver, ne pourra sans doute qu’échouer, ajoutant inévitablement une distance nouvelle à la distance qu’induit la représentation. Deux amies de longue date d’Urbach ne médiatisent pas par le biais de l’art leur usage des apparences. C’est leur vie même qui est apparence, et peu importe, au fond, que celle-ci ne puisse se décliner sans l’apport du mensonge ou de la fiction. Sous le chapiteau d’un cirque, Hildegarde était l’acrobate Gabrielle Faustin. Quand, vingt-cinq ans après ses moments de gloire, elle entraine Urbach admirer celle qui lui a succédé, le temps ne s’abolit qu’un instant, et bientôt l’écart entre les deux époques se révèle avec d’autant plus d’acuité : « Entre l’archétype d’autrefois, à laquelle faisait référence la Faustin étalée à nos pieds, et l’héritière du patrimoine d’illusions qu’elle était devenue, Hildegarde avait su établir la différence (si cruelle parce que physique), y déceler une entrave à tout possible retour de flamme entre elle et moi ». Quant à Émilienne, c’est un double secret qui la définit, un double aveu impossible, un double acte insensé dont le narrateur se fait volens nolens le complice.
Deux villes
S’il est des écrivains que les villes étouffent ou effraient, il en est d’autres qu’elles attirent irrésistiblement, sur qui elles déploient leurs charmes – en tous sens, d’ailleurs, aussi bien les séductions que les sortilèges. Né à Anvers en 1927, Guy Vaes appartient assurément à la seconde catégorie. Arpenteur vigilant, il voue un gout particulier non seulement à sa ville natale, mais aussi à Londres, Dublin, Edimbourg, Singapour ou New York. Si L’envers se déroule à Londres, L’usurpateur prend pour cadre l’Anvers d’aujourd’hui et d’hier – celle, notamment, du tout début de la Seconde Guerre mondiale, quand les bombes allemandes arrêtèrent pour beaucoup, à la fois, le printemps et l’enfance. Aux Apparences, New York offre une partie de son décor. Tout comme la capitale britannique, elle est du nombre des métropoles que l’auteur des Cimetières de Londres aime assez pour les photographier. La première de couverture du roman propose précisément un cliché de Manhattan réalisé par l’écrivain : quelques immeubles cossus d’une rue de l’Upper West Side. Moins qu’une façon de souligner l’importance de New York, il s’agirait peut-être d’un leurre supplémentaire, d’un nouveau trompe-l’œil. Effectivement, s’il y a dans Les apparences, une ville-personnage, c’est moins New York que la cité où réside habituellement le narrateur et dans les faubourgs de laquelle habiterait aussi Raïssa. Jamais nommée, celle-ci est une ville-songe, une ville-fantasme. Ce n’est pas Paris, ce n’est pas Bruges, ce n’est pas la capitale d’un pays francophone d’Europe qui n’est pas la France. Avec son fleuve, ses quais, son port, ses avenues, avec sa verve de banlieue où la grande bourgeoisie peint et joue de la musique, où elle organise des fêtes et s’adonne au tennis où à l’équitation, ce pourrait, presque évidemment, être Anvers. Or, il est encore plus certain qu’il n’en est rien : cette cité que matérialisent tant de détails, c’est le rêve conscient de Guy Vaes qui l’a fait sortir de terre, c’est l’extrême cohérence de sa création qui emmène, à la suite d’Urbach, dans les rues et jardins d’Helbron, l’opulente banlieue. Qu’il lui ait imaginé une toponymie si purement française n’est probablement pas indifférent, si l’on se rappelle que Guy Vaes est fréquemment présenté comme une manière de Mohican des Lettres belges – à savoir l’un des derniers écrivains francophones de Flandre.
Cela ne semble pourtant essentiel que dans la mesure où cela conforte l’impression d’étrangeté qui se dégage du roman : tout y est plus précis qui a moins de chance d’être vrai, tout y est plus clair qui s’obscurcit aussitôt. Imaginaire, la ville ne serait alors qu’une vaste métaphore, très longuement filée, du roman même : elle ne serait qu’une apparence parmi d’autres ou, plus exactement, elle représenterait l’apparence géographique où prennent place les théories de faux semblants et d’hypocrisies, d’aveuglements et de malentendus, d’incompréhensions et d’ignorances de toutes sortes qui peuplent les destinées des individus. Il n’y a donc rien à apprendre, dans Les apparences, hormis cela- que rien ne s’apprend, que rien n’est compréhensible à temps, mais que cela n’a, peut-être, pas beaucoup d’importance. Quand survient pour Urbach la révélation finale, il semble qu’elle compte moins que ce qui a précédé. Ce fut vécu, ce fut écrit, dirait-on, et le livre d’un bout à l’autre a valu pour lui-même. C’est en quoi – outre par la subtilité de la construction et la somptuosité de l’écriture – il tient aussi de la poésie.
Laurent Robert
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°118 (2001)