L’année 2021-2022 marque un double centenaire : celui de PEN International et de sa branche belge. La Belgique a en effet été à l’avant-garde de la création de ce réseau d’écrivain qui lutte pour la liberté d’expression et la défense des écrivains emprisonnés. Retracer l’histoire du PEN Club de Belgique, c’est se pencher sur un siècle d’histoire marqué par les guerres et le désir d’inscrire une utopie pacifiste au cœur du réel ; c’est comprendre les valeurs autour desquelles des écrivains se retrouvent et s’engagent par-delà les frontières géographiques, politiques et linguistiques.
Le rêve d’une internationale des écrivains pour reconstruire la paix mondiale
C’est en 1921 que fut créé à Londres le premier Pen Club par Catherine Amy Dawson Scott et John Galsworthy. Leur but était de créer une internationale des écrivains et de réfléchir à la reconstruction culturelle d’un monde déchiré par quatre années de guerre. Le Pen Club se voulait un espace de rencontre entre les écrivains, quelles que soient leur nationalité, leur langue, leurs convictions religieuses ou politiques, pour peu qu’ils partagent les mêmes valeurs humanistes, au centre desquelles figurait la défense de la Paix et de la Liberté. Les écrivains belges furent parmi les premiers à ressentir l’importance de cet appel et, le samedi 21 octobre 1922, la section belge du Pen Club fut fondée, à l’initiative de Louis Piérard, lors d’une réunion à laquelle assistaient des écrivains belges et étrangers ainsi que des hommes politiques et des journalistes.
En faisant participer la Belgique au mouvement lancé à Londres, Louis Piérard espérait lui rendre la place qu’elle occupait avant la guerre : celle d’un carrefour culturel de l’Europe, alors qu’elle en était devenue le triste carrefour militaire. Après l’invasion allemande qui avait également fait voler en éclat le mythe fondateur de la Belgique en tant que lieu de rencontre de la latinité et de la germanité, Louis Piérard avait conscience que la tentation du repli était puissante et sentait qu’une reconstruction des imaginaires était nécessaire. Il appelait donc la Belgique à être de nouveau l’exemple de l’esprit européen et un modèle d’ouverture au monde. À l’invasion militaire devait succéder ce qu’il appelait la « bonne invasion », l’invasion culturelle.
Bruxelles fit ainsi partie de la première constellation de dix villes comptant une section du Pen Club.
Le rêve d’un dépassement des frontières dans le monde, mais aussi en Belgique
Si le Pen Club de Belgique voulait travailler à la réconciliation entre les nations au moyen de la littérature, il se fixait un autre objectif, spécifiquement belge. La Première guerre mondiale avait en effet exacerbé les tensions entre communautés en Belgique et fait apparaître les prémices d’une frontière au sein même du pays. Le Pen Club se donnait pour mission de permettre un dépassement du fossé linguistique et mental, dont Louis Piérard ressentait qu’il se creusait, toujours plus profond, dans le pays.
Le Pen Club belge fut ainsi, à l’origine, une initiative certes francophone, mais qui voulait promouvoir un esprit de respect, d’ouverture et de collaboration entre les écrivains francophones et flamands, en étant sensible aux revendications de reconnaissance culturelle de ces derniers. Si l’ouverture du Pen Club aux écrivains flamands fut réelle dans ses premières années, elle resta cependant limitée et le Pen Club se développa surtout en recrutant ses membres parmi les écrivains francophones. Lorsque l’association se dota d’une véritable structure en 1924, son comité comptait trois néerlandophones parmi ses quinze membres et, en 1927, le Pen Club de Belgique n’avait toujours dans ses membres que cinq écrivains flamands.
Des tensions linguistiques commencèrent à apparaître autour du Pen Club de Belgique au début de l’année 1927. Après Londres, New York, Paris et Berlin, Bruxelles s’apprêtait, cette année-là, à accueillir le congrès international des Pen Clubs. Cette perspective éveilla le désir des milieux littéraires flamands de pouvoir bénéficier d’un Pen Club autonome. La création d’un « Vlaamsche Pen Club » fut ainsi mise à l’agenda de la réunion du Vlaamsche Club du 13 février 1927 présidée par August Vermeylen et Fernand Toussaint van Boelaere.
Le projet né au sein du Vlaamsche Club semblait toutefois impossible à réaliser, car il se heurtait au règlement des Pen Clubs qui n’acceptait en leur sein qu’un seul cercle par pays. La question de l’organisation des Pen Clubs par pays, par langue ou par nationalité figura parmi les nombreux points à l’ordre du jour du congrès de Bruxelles. La discussion révéla de profondes divergences de vue entre les délégations des différents pays. Il fut finalement décidé qu’il ne pourrait y avoir qu’un seul Pen Club par pays, mais qu’il pourrait y avoir plusieurs sections dans un pays, placées sous un comité central qui les représenterait au sein de la fédération des Pen Clubs.
À la suite de cette réunion, le PEN Club de Belgique adapta sa structure en respectant une alternance annuelle entre les Francophones et les Flamands pour les postes de président et de vice-président. Un écrivain flamand, August Vermeylen, devint président avec, pour second, un francophone, Paul de Reul, tandis que Robert Vivier restait secrétaire général. C’est à cette nouvelle direction que revint la mission de faire évoluer le Pen Club soit vers un espace de rencontre multilingue pour tous les écrivains belges, soit vers le modèle fédéral esquissé par les conclusions du congrès de Bruxelles. En 1930, alors que le nouveau duo à la tête du Pen Club se composait de Fernand Toussaint van Boelaere (président) et de Franz Hellens (vice-président), un incident linguistique se produisit lors du congrès international de Varsovie. Une réunion fut convoquée au retour de la délégation le dimanche 27 juillet 1930 et il y fut décidé qu’il existerait dorénavant deux Pen Clubs indépendants en Belgique.
Cette séparation engendra des commentaires sarcastiques, particulièrement dans la Nation belge qui intitula son article « Internationalistes régionaux ». Dans la presse flamande, l’événement fut plutôt vu comme un « modèle de scission ». Fernand Toussaint van Boelaere devint président du nouveau « Vlaamsche Pen te Brussel ». Louis Piérard reprit quant à lui la présidence du Pen Club de Belgique. Si des crispations émaillèrent les premiers mois de vie séparée des deux Pen Clubs, les congrès internationaux furent l’occasion de manifestations d’apaisement et d’amitié entre les écrivains venus de Belgique quelle que soit leur langue. Le premier événement qui manifesta publiquement, en Belgique, la capacité de collaborer des deux Pen Clubs fut la réception de Paul Claudel, qui venait d’être nommé ambassadeur de France en Belgique, le 30 juin 1933.
Pen Belgique devant la montée du nazisme et la collaboration
Alors qu’il était contraint de gérer ces tensions internes, le Pen Club belge devait également se montrer attentif à l’évolution du contexte international. Devant la montée du fascisme, Max Deauville se joignit, en 1932, à Jules Romains contre Marinetti dans un débat sur le désarmement des esprits. L’année suivante, alors qu’Hitler venait d’accéder au pouvoir, la délégation du centre belge déposa une motion condamnant les attentats à la liberté individuelle des écrivains, les autodafés, les destitutions d’universitaires et le racisme. Ce congrès déboucha sur l’expulsion du Pen Club allemand dominé par les nazis. Tout au long des années 1930, le Pen Club de Belgique ne cessa de souligner le danger d’une nouvelle guerre et de soutenir les écrivains juifs et allemands en exil. Il devint une cible pour la presse d’extrême droite, en particulier pour Cassandre.
La guerre revint et avec elle une nouvelle occupation. Le Pen Club fit l’objet de perquisitions, ses archives furent saisies. Le Club suspendit ses activités et ses membres s’échangèrent la consigne de cesser toute activité éditoriale officielle et, conformément aux résolutions adoptées au congrès de Bruxelles en 1927, de rester fidèle en temps de guerre aux mêmes valeurs qu’en temps de paix : la défense des droits de l’Homme et de la liberté ; le refus des préjugés de « race ».
Il y eut donc quatre années d’un lourd sommeil durant lesquelles chacun, devant la page, fut seul face à sa conscience. Le 5 décembre 1944, alors que Bruxelles était libérée depuis seulement deux mois, le « comité de 1940 » se réunit pour procéder à l’inventaire des années noires. Chaque écrivain qui avait été membre du Pen Club avant la guerre reçut un questionnaire pour s’assurer qu’il était resté fidèle, malgré les circonstances, aux valeurs du Pen Club. Les débats furent vifs, les investigations profondes, les publications de chacun scrutées avec minutie. Personne ne fut épargné. Au terme de la procédure, seule Marie Gevers fut exclue, avant d’être réintégrée dix ans plus tard.
Les premiers invités du Pen Club après la guerre témoignèrent de la volonté de mettre en évidence le pouvoir de l’écriture comme instrument de résistance. Ainsi, en quelques mois, Louis Aragon et Elsa Triolet, Vercors, Pierre Emmanuel et des journalistes de la BBC furent-ils reçus à Bruxelles.
La Belgique au cœur du réseau international du Pen Club
Le prestige de la Belgique au sein du réseau des Pen Clubs était grand et fut confirmé par l’élection de Maurice Maeterlinck à la présidence de Pen International en 1947. Depuis la fondation du mouvement par John Galsworthy, le grand dramaturge belge était l’un des parrains du club de Londres. Dans un monde que la guerre avait laissé traversé de profondes divisions et de foyers de crises, l’aura du prix Nobel apportait un poids symbolique pour tous ceux qui voulaient travailler à la paix mondiale. Cette présidence fut unanimement célébrée en Belgique comme un honneur rendu au pays et à sa littérature. La présidence de Maeterlinck fut malheureusement brève, puisqu’il s’éteignit deux ans plus tard.
La même année, le Pen Club belge célébra ses 25 ans lors d’une réception dans la salle gothique de l’hôtel de Ville de Bruxelles en présence du Premier Ministre, du Président de la Chambre et de nombreux invités étrangers. Cet événement marqua la fin d’une époque, celle de la génération des fondateurs. L’année suivante, Louis Piérard et Pierre Bourgeois se retirèrent de leurs postes pour permettre un renouvellement. Max Deauville fut élu à la présidence et Louis Dubrau, secrétaire. Sous leur direction, le Pen Club continua son intense activité. En quelques décennies, il était devenu une institution majeure du paysage culturel belge : son président était l’invité de toutes les manifestations littéraires ; ses réunions attiraient non seulement les écrivains, mais aussi le public et étaient couvertes par la presse ; lorsque des écrivains étrangers faisaient un séjour en Belgique, le Pen Club les recevait et il devint un passage presque obligé pour les lauréats du prix Goncourt qui venaient faire leur tournée en Belgique…
En 1957, Robert Goffin succéda à Max Deauville. Autour de lui, les chevilles ouvrières de l’association étaient Carlos de Radzitzky et Philippe Jones. Le rôle des écrivains belges dans la vie du réseau fut à nouveau mis en évidence puisque Robert Goffin devint vice-président international en 1966.
Élargir l’horizon culturel en Belgique et faire la promotion de la littérature belge à l’étranger
Une analyse des activités du Pen Club de Belgique durant les cent années de son existence révèle deux axes majeurs.
Tout d’abord, la principale activité du cercle a toujours été d’inviter des écrivains étrangers ou des traducteurs d’écrivains étrangers pour permettre aux écrivains du cru de les rencontrer, stimuler le débat d’idée et élargir l’horizon littéraire de la Belgique. L’histoire du Pen Club est ainsi rythmée d’une liste d’invités prestigieux. Durant ses premières années, il reçut Paul Valéry, Paul Morand, Jean Giraudoux, Gabriele d’Annunzio, Georges Duhamel, Colette – pour ne citer que quelques noms. Plus tard, les réceptions de Thomas Mann, de François Mauriac, de Jules Romains, d’André Malraux… marquèrent les esprits. Les grandes rencontres du Pen Club animent aujourd’hui encore la vie culturelle belge. Amin Maalouf, Andreï Kourkov ou la Prix Nobel de littérature Svetalana Alekséiéitch se sont ainsi entretenus, durant les dernières années, avec le président de Pen Belgique, Jean Jauniaux.
À côté de cette ouverture vers l’étranger, le Pen Club a contribué à la mise en valeur de la littérature francophone de Belgique, même si tel n’est pas son objectif stricto sensu. Un Pen Club donne une image du dynamisme de sa littérature en envoyant des délégations d’écrivains aux réunions internationales et en offrant la possibilité à ses membres d’être reçus par des Pen Clubs étrangers. Au fil de son histoire, le Pen Club a également régulièrement participé à des manifestations autour de grands noms du patrimoine littéraire belge, par exemple à l’occasion de la commémoration des dix ans de la mort de Verhaeren, du centenaire de Guido Gezelle ou de la mort de Maeterlinck. Les écrivains belges vivants ne furent en revanche jamais invités sauf lorsqu’une distinction internationale les avait mis à l’honneur. Ainsi lorsque Charles Plisnier devint le premier écrivain belge à recevoir le Prix Goncourt, le Pen Club participa à l’organisation de la célébration de l’événement. Une autre exception fut faite pour Georges Simenon en 1958.
Parmi les thématiques au cœur des travaux du groupe, la traduction occupe une place importante. Les fondateurs du Pen Club de Belgique la voyaient comme un instrument essentiel d’échange et de compréhension mutuelle entre les cultures. Cette préoccupation fut abordée lors du congrès de Bruxelles en 1927 et le Pen Club belge lança l’idée de réaliser un annuaire des traducteurs littéraires résidant en Belgique pour les mettre en relation. En 1963, le centre belge organisa une table ronde internationale sur la traduction à laquelle participèrent notamment Carlos de Radzitzky et Maurice Carême. Plus récemment, Jean Jauniaux et Jacques de Decker s’engagèrent avec force dans cet aspect des actions de Pen International.
Un autre fil conducteur de l’histoire du Pen Club de Belgique est la défense des écrivains emprisonnés. En 1924, le centre soutint deux écrivains espagnols, Miguel de Unamuno et Rodrigo Soriano. Il inaugurait ainsi le premier combat d’une longue série. Le Pen Club s’engagea ensuite au côté de Charles Plisnier pour obtenir la libération de Victor Serge, persécuté pour son opposition au stalinisme. Dans la deuxième moitié des années 1930, il afficha son soutien aux écrivains en exil qui fuyaient le nazisme et l’antisémitisme. Durant la guerre d’Algérie, il adressa une requête au général de Gaulle en faveur de l’écrivain algérien Mostapha Lacheraf. Énumérer toutes ces campagnes est impossible. Elles ne concernèrent d’ailleurs pas que des écrivains. Ainsi trouva-t-on les noms de membres du Pen Club sous l’appel demandant la libération de Mikis Theodorakis. Ces actions pour le droit des écrivains furent particulièrement nombreuses sous la présidence d’Huguette de Broqueville. Aujourd’hui, Pen Belgique continue régulièrement de mobiliser les mondes culturel et médiatique sur le sort d’écrivains emprisonnés, comme Zehra Dogan, Asli Erdogan ou Ahmet Altan. Ainsi, de génération en génération, le centre belge francophone de Pen International a-t-il toujours eu à cœur de défendre ses valeurs en étant vigilant à l’évolution du monde.
François-Xavier Lavenne
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°211 (2022)