En même temps que celui de Verhaeren, nous fêtons cette année le 150e anniversaire de la naissance de Georges Rodenbach, son condisciple du collège Sainte-Barbe et ami très proche. Une exposition au musée Mallarmé de Vulaines-sur-Seine, visible jusqu’au 24 décembre, qu’accompagne un remarquable catalogue, enrichit singulièrement notre vision de l’écrivain.
Georges Rodenbach est un méconnu paradoxal. Pour la postérité, il est l’homme d’un seul livre : Bruges-la-Morte, œuvre phare de son époque, best-seller en son temps, et l’un des meilleurs témoins de la volonté des symbolistes de renouveler le genre romanesque – très discuté alors – en conciliant les exigences contradictoires de la prose narrative et de la rêverie poétique. Tout Rodenbach s’y trouve, aussi bien dans les thèmes – la mélancolie des cités défuntes (les Brugeois protesteront…), le conflit du réel et de l’idéal – que dans la manière, procédant par échos, reprises et correspondances pour faire d’une ville rêvée le miroir de la vie intérieure.
Revers de la médaille : le succès considérable de ce livre a éclipsé le reste de l’œuvre, qui ne le cède en rien en richesse et en importance : la poésie, d’autres romans (L’art en exil, La vocation et surtout Le carillonneur), des contes (Musée de Béguines), quantité d’articles de critique littéraire et de critique d’art. En outre, tout se passe comme si le climat de Bruges avait contaminé la figure de l’écrivain, qu’on s’est souvent plu à portraiturer en fantôme fin-de-siècle neurasthénique et dolent. L’intéressé lui-même a entretenu sa légende. À son public parisien, n’affirmait-il pas être natif de Bruges, alors qu’il vit le jour à Tournai et grandit à Gand ?
L’intérêt de l’exposition du Musée Mallarmé, et du catalogue qui l’accompagne, est de replacer Rodenbach en son temps. Tour à tour, Joël Goffin, Paul Gorceix et Véronique Jago-Antoine envisagent la poétique de Rodenbach, soulignent l’intérêt de ses écrits d’art et l’importance de ses amitiés parisiennes, reviennent sur ses relations contrastées et parfois polémiques avec Bruges et les Brugeois. Il en ressort que, loin de vivre confiné dans son clocher d’ivoire, l’auteur des Vies encloses n’est nullement resté indifférent aux débats esthétiques et idéologiques de la fin du 19e siècle. Ainsi Le carillonneur, en même temps qu’il prolonge et amplifie le drame intérieur de Bruges-la-Morte, prend parti sur les questions culturelles et socio-économiques qui agitent la Flandre de l’époque. De leur côté, les écrits d’art révèlent un critique sagace, au point de vue novateur, assez différent de sa propre esthétique de créateur. Il prend fait et cause pour le Balzac de Rodin, dont il admire le dynamisme et la puissance, loue les audaces chromatiques de Monet et Puvis de Chavanne, s’enflamme pour Whistler, Eugène Carrière, et Jules Chéret. De la première vague symboliste belge, Rodenbach est le seul à s’être fixé à Paris. Hériter d’une modeste fortune familiale qui lui permet de se donner entièrement à la carrière d’homme de lettres, il incarne pleinement un « type nouveau d’écrivain professionnel, agent d’une jeune littérature qui s’autonomise » (Jeannine Paque). Et il a soif d’arriver. Il se jette dans le journalisme, se montre dans les salons – dandy aux gilets gris perle qui seervira de modèle (avec Charles Haas) au Swann de Proust -, fréquent le grenier des Goncourt, est assidu aux mardis de Mallarmé, dont il gagne l’amitié et l’admiration. (La rencontre de Villiers de l’Isle-Adam ne sera pas moins déterminante : le héros de Bruges-la-Morte, marqué par un deuil récent et qui s’imagine retrouver la morte dans une autre femme qui ressemble à celle qu’il a perdue, pourrait sortir d’un conte fantastique de Villiers). La réussite littéraire n’étant pas complète en ce temps-là sans un succès au théâtre, Rodenbach écrit Le voile, qui sera jouée à la Comédie-française (il y impose une débutante, Marguerite Moreno). Lorsqu’il obtient la légion d’honneur, il écrit sa joie candide au fidèle Verhaeren. Il y a, notait Hubert Juin, du Rastignac en ce rêveur.
La nostalgie de l’exilé
Mais le rêveur, pendant ce temps, chemine, comme sur une voie parallèle, en cultivant sa nostalgie d’exilé. Il aura fallu cet éloignement pour ramener vers sa « province intérieure » l’ « enfant dont l’âme était trop atteinte du Nord » : enfant marqué par la maladie et la mort de ses sœurs, décédées à treize et dix-sept ans, par le voisinage du Petit Béguinage et du Canal de la Coupure, par les vacances passées chez ses grands-parents à Bruges. Tout un paysage intérieur est là, en germe, que ses premiers recueils de poèmes, de facture très conventionnelle, ne révèlent pas encore. Il les reniera par la suite, comme des péchés de jeunesse. C’est avec La jeunesse blanche, parue en 1886, qu’il trouve enfin sa voix. Il y ébauche les thèmes que les recueils suivants, Le règne du silence et Les vise encloses, vont inlassablement reprendre et moduler jusqu’à leur donner l’ampleur d’une liturgie, en un ressassement parfois monotone – mais dont la monotonie même est facteur d’envoutement. Il y établit surtout une équivalence décisive entre son moi secret et la Flandre. L’âme se fond dans le décor, et le paysage investit les profondeurs du cœur, sans qu’on sache lequel est la métaphore de l’autre. Rodenbach est un rêveur obsessionnel de l’eau – la fluidité même de son vers traduit cette prédilection pour l’élément aquatique –, de la blancheur et de l’aspiration au silence, des vies recluses et des chambres closes. Entre ces motifs, se crée un réseau ondoyant d’analogies qui suggèrent des correspondances invisibles entre les êtres et les choses. Chemin faisant, l’image s’ouvre de plus en plus aux suggestions de l’inconscient, dont le poète a l’étonnante prémonition, cependant qu’il s’essaie pour la première fois au vers libre dans son dernier recueil, Miroir du ciel. C’est déjà la fin du voyage. Rodenbach, dont la santé se délabrait, meurt à quarante-trois ans d’une appendicite foudroyante. Sur son tombeau, au Père-Lachaise, on peut lire ces deux vers, choisis par son jeune disciple le poète Charles Guérin :
Seigneur donnez-moi donc cet espoir de revivre
Dans la mélancolique éternité du Livre.
Joël GOFFIN, Paul GORCEIX et Véronique JAGO-ANTOINE, Georges Rodenbach ou la légende de Bruges, Musée départemental Stéphane Mallarmé, 2005.
Christian Bréda
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°140 (2005)