Achille Chavée, poète de l’ambiguïté

Achille Chavée

Achille Chavée

De quel auteur belge peut-on citer de mémoire une ou deux phrases ? De quel auteur belge a-t-on retenu telle maxime, tel aphorisme, telle sentence bien frappée – à l’égal, ou presque, de ce qu’il est aisé de faire d’un classique du Grand Siècle ? On ne se risquera à citer aucun nom pour lequel l’exercice s’avère impossible ; mais on notera que pour Achille Chavée l’épreuve n’a rien d’insurmontable puisqu’à peu près tout le monde, sans doute, se rappelle au moins ses « Je suis un vieux peau-rouge qui jamais ne marchera dans une file indienne » et « Un jour je n’entrerai pas à l’académie ». C’est un premier – et léger – paradoxe que les aphorismes les plus connus de Chavée soient ceux où il affirme sa marginalité – au point que nombre de poètes contemporains se proclament volontiers et à leur tour vieux Peaux-Rouges qui n’entrent pas (trop tôt) à l’Académie. Il en est d’autres. Le centenaire de la naissance d’Achille Chavée, qui intervient très exactement le 6 juin 2006, est l’occasion de revenir sur une personnalité moins univoque qu’il n’y parait.

C’est donc à Charleroi, le 6 juin 1906, qu’Achille Chavée vit le jour, dans une famille bourgeoise. Son père, Charles Chavée, termina sa carrière comme haut fonctionnaire. Sa mère, Maria Heller, était d’origine allemande, peut-être juive, et issue d’une famille bourgeoise fortunée. Achille était le cadet d’une famille de quatre enfants : il eut deux sœurs, Marie-Louise et Pauline, et un frère, Charles, qui fut avocat à La Louvière et finalement juge au tribunal du premier canton de Boussu, non loin de Mons. Ce n’est qu’en 1921, que la famille Chavée s’installa à La Louvière. Auparavant, elle vécut dans les Ardennes et fut, en 1917, ruinée par la Révolution bolchévique, le père ayant placé toute la fortune familiale en titres russes. Vivant à La Louvière, Achille Chavée termina ses études secondaires à l’Athénée de Mons, où il se lia d’amitié avec Fernand Demoustier, qui devint en littérature Fernand Dumont. Les deux jeunes hommes effectuèrent des études de droit à l’Université libre de Bruxelles. Chavée fut, dès 1933, inscrit au Barreau de Mons.

Engagements

Les premiers engagements politiques de Chavée datent de ses années d’université. Il adhère en effet au POB (Parti ouvrier belge, ancien nom du Parti socialiste), mais surtout il fonde en 1927, à La Louvière, l’Union fédéraliste wallonne, un mouvement qui prône le rattachement de la Wallonie à la France, ainsi qu’une revue, La bataille wallonne. C’est dans celle-ci qu’il publie en 1932 une Ode à la Wallonie, un de ses premiers textes poétiques connus, mais qu’il est charitable d’ignorer. Son engagement à la fois social-démocrate et wallingant ne résiste pas à la découverte du marxisme et du surréalisme. Au cœur des années 1930, sa pensée politique se radicalise autant qu’elle prend de la hauteur. Elle tient compte de la situation économique et sociale particulièrement dramatique dans le Centre et le Borinage, mais aussi de la situation politique internationale. En 1934, Chavée fonde avec Lorent, Ludé et Parfondry, le groupe Rupture, qui devient surréaliste en 1935. En novembre 1936, il part pour l’Espagne, afin de participer à la Guerre Civile. Commence une période assez trouble dans le parcours de Chavée. Un peu comme le personnage principal de Land and Freedom de Ken Loach, il délaisse rapidement le POUM (anarchiste, trotskiste et autre) au profit des Brigades internationales (staliniennes). Gradé (lieutenant), il aurait pris part à la bataille de Brunete. Toutefois, sa formation de juriste lui vaut d’être désigné secrétaire puis président de la Commission judiciaire de la base des Brigades internationales. Á ce titre, il est accusé en Belgique, d’avoir fait fusiller dix-sept membres des Brigades, et même d’avoir brutalisé des prisonniers. Une campagne de presse a lieu après son retour d’Espagne, qui s’accompagne de menus ennuis professionnels, car Chavée a omis de prévenir le Barreau de son départ à l’étranger. Rien, cependant, ne fut jamais prouvé quant aux agissements du lieutenant Chavée durant la Guerre civile espagnole.

À partir de septembre 1940, Chavée tente de structurer une résistance, au moins intellectuelle, à l’occupant. Il reconstitue le Parti communiste clandestin dans le Centre et crée un groupe de résistants intellectuels. Ces activités s’interrompent en 1941 quand il apprend que la Gestapo veut l’arrêter. Il se cache à Houdeng, jusqu’à la fin de la guerre, dans la maison de ses beaux-parents, et il tient un journal de sa clandestinité.

Dès le retour d’Espagne de Chavée, des dissensions se font jour au sein du groupe Rupture entre trotskistes et staliniens, qui aboutissent à la création en 1938, par la mouvance stalinienne, du Groupe surréaliste en Hainaut, dont sont membres Chavée et Dumont. Si Chavée n’a jamais remis en question sa fidélité au communisme, l’idéologie se donne plutôt à lire dans sa poésie sous la forme d’une espèce d’impertinence, de pieds de nez verbaux aux pouvoirs, foules ou bêtises qui écrasent l’individu libre. La cible la plus fréquente de Chavée, c’est… Dieu, ni plus ni moins. Il n’est probablement pas d’écrivain athée ou agnostique qui ait accordé autant de place à Dieu dans son œuvre. Les « sacrilèges » à l’égard de la religion sont présents dans la première strophe du premier poème du premier recueil publié (Pour cause déterminée, 1935) :

Fils d’un prêtre et de quelle église
Enfant de quelle mère aux ferments apaisés
Pour jouets j’ai pris les vases sacrés
Multipliant les sacrilèges

Dieu et ses avatars, la religion et ses hypocrisies sont au cœur des Décoctions (1964) de la maturité :

Même si vous êtes crucifié, ne vous prenez pas nécessairement pour le Christ.

C’est parce que Dieu est toujours muet que nous avons acquis une ouïe si fine.

S’ils donnent lieu, évidemment, au posthume Petit traité d’agnosticisme, ils apparaissent même dans les dialogues zen de L’éléphant blanc (1961) :

… Maître, que pensez-vous d’un dieu qui se suicide ?
– Je pense que c’est un dieu qui a le souci de la perfection.
– Mais encore qu’est-ce que la perfection ?
– C’est précisément un dieu qui se suicide.

Dans « À quoi bon », le premier des 7 poèmes de haute exigence (publié en 1975, mais composé en 1960), Chavée imagine qu’il se trouve au paradis, où il rencontre successivement Dieu, son père, sa mère, Fernand Demoustier (Dumont), son chien, un camarade borain du front espagnol, sa femme et « enfin Monsieur le Christ » auquel le poète « n’os[e] tendre une main chaleureuse ». L’expérience n’est guère satisfaisante, et la conclusion prend la forme d’une dernière effronterie :

Sincèrement il faut se demander
si cela vaut vraiment la peine
d’aller faire le toquard
dans la putain d’éternité !

Les impertinences de Chavée, notamment à l’égard du christianisme, le côté bras d’honneur de gamin espiègle que recèlent maints poèmes et aphorismes, ont sans nul doute favorisé la popularité –locale en tout cas – de l’auteur dans les années 60 et 70. À La Louvière, ce fut conforté par l’aura du personnage, sa marginalité – très – relative, par ses frasques qui font sourire ou frissonner le bourgeois et par une mise en scène du poète et de l’écriture – dans la version « surréaliste inspiré en proie au démon de l’écriture automatique ». Hors de ce contexte particulier, la relecture de certains poèmes peut s’avérer cruelle pour leur auteur – mais c’est déjà vrai pour plus d’un poète contemporain. Toutefois, si l’on veut prendre au sérieux l’idéologie telle qu’elle se découvre en filigranes des textes chavéens, on conviendra, comme nous l’a écrit Michel Voiturier qu’ « en ces temps où les déviances religieuses et politiques font des dégâts monstrueux, Chavée demeure le personnage qui, comme Charles Plisnier auparavant, nous livre son écartèlement entre deux idéalismes dont l’échec n’était pas encore tout à fait patent à l’époque où le poète vivant encore : christianisme et marxisme […]. Le premier révèle son impuissance à changer le monde et à conserver des valeurs ; le second a révélé depuis belle lurette à quel point il a servi d’alibi à des horreurs pires que celles des fascismes contre lesquels il prétendait lutter. Chavée, incarnation de cette autre utopie nommée surréalisme, devient donc ce témoin qui nous incite à nous interroger sur notre incapacité à traduire les utopies dans la réalité des faits. Lui qui visait à ‘la libération totale de l’homme par celle de la création poétique et la transformation de la société par la révolution politique et sociale’ semble démontrer que militer ne suffit guère pour imposer des idées généreuses ».

Femme(s)

L’ambiguïté de Chavée, ses doutes, ses hésitations et ses contradictions se retrouvent dans les images et les idées que ses poèmes véhiculent sur les femmes. Marié à Simone Vanderstock, fille d’un mineur socialiste et libre-penseur, Chavée n’en continue pas moins à vivre pour la poésie, pour ses amis et, surtout, pour lui-même. Il n’a – du moins l’écrit-il – « jamais […] eu le courage de tromper [son épouse] » sinon avec la chimère surréaliste, avec le poème à écrire, avec le mythe même du grand poète en sa toute petite ville de province. Pour Simone, Chavée était notable sans l’être, presque à son corps défendant, bourgeois malgré qu’il en eût – et ce malgré tout-là n’était sans doute pas ce qu’elle avait espéré. Du reste, la femme dans les poèmes de Chavée est à la limite de l’abstraction : c’est un possible à rencontrer ou non, à trahir ou par qui être trahi ; c’est une pureté qui ne se souillera pas aussi bien qu’un corps qui pourrait se violer. La lyrique amoureuse de Chavée – si ces mots ont un sens en l’occurrence – oscille constamment entre la violence – littéralement : le désir de viol – et l’adoration quasi mystique. Aussi son autre figure de femme récurrente est-elle la mère, qui se glisse dans de nombreux – et assez peu révolutionnaires – poèmes :

Toi ma vielle maman moi-même
Toi dans mes douleurs et dans mon cœur
Moi qui ne suis que toi libéré

[…]

Je serai près de toi dans la tombe
Pour que tu n’aies pas froid au néant
Je serai ton enfant fidèle maman
Tu me pardonneras d’avoir souffert en toi.

Ailleurs – et dans une écriture un peu moins naïve – se lisent des images de défloration (« Dans le ventre des petites vierges / roucoulent les colombes blanches / et dans les herbes moustachues / des grands jardins clos de silence / se cachent les lèvres de sang ») : la femme est pucelle quand elle n’est mère, et l’on se trouve assez loin, littérairement et conceptuellement, de la poétique d’un Paul Nougé, telle qu’elle apparait dans l’Esquive d’un hymne à Marthe Beauvoisin ou dans La chambre aux miroirs.

Célébrations

En 1963, un groupe de militants communistes, parmi lesquels Achille Chavée, créaient à La Louvière une association culturelle qu’ils appelaient « Le monde nouveau » – même si Chavée, parait-il, aurait préféré qu’elle s’intitulât « Le drapeau qui brûle ». En 1979, les animateurs de l’association décidèrent de rebaptiser celle-ci Club Achille Chavée, à l’occasion du dixième anniversaire de la mort de son plus illustre fondateur. Outre la mise sur pied de diverses activités littéraires, les objectifs de l’association sont, aujourd’hui comme hier, de défendre la mémoire ouvrière et les valeurs progressistes. Afin de célébrer dignement le centième anniversaire de la naissance du poète, le Club Achille Chavée organise plusieurs manifestations qui se déploieront au moment de la Fureur de lire. Du 18 au 30 octobre 2006, se tiendra en effet dans les locaux du Club une double exposition regroupant des créations de la plasticienne Laurence Burvenich illustrant des poèmes d’Achille Chavée, et d’autre part divers portraits du poète. Une soirée lecture aura lieu le 20 octobre animée par l’écrivain Denys-Louis Colaux et les acteurs du Studio Théâtre Anne de Vleeschouwer et Jean Leroy.

Enfin, une séance des Midis de la poésie sera consacrée à Achille Chavée le 10 octobre. Adolescent en exil punitif, dans les années 60, dans un internat de La Louvière, Michel Voiturier eut la chance de rencontrer Chavée et, au contact de sa poète – mais, naturellement, pas seulement de la sienne –, de s’ouvrir à d’autres écritures. Il évoquera l’œuvre de l’auteur du Grand cardiaque dans une communication intitulée « L’agenda d’émeraude d’Achille Chavée ».

Laurent Robert


Les œuvres complètes d’Achille Chavée ont fait l’objet d’une publication en six volumes par les Amis d’Achille Chavée. À noter aussi le volume anthologique À cor et à cri, Labor, coll. « Espace Nord », 1985.


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°144 (2006)