Adamek et ses traducteurs : un univers en expansion

Adamek

Adamek

Le rayonnement d’un auteur ou d’une littérature se mesure notamment à l’impact qu’ils obtiennent à l’étranger par le biais de traductions en de multiples langues. En suivant comme fil conducteur l’œuvre d’André-Marcel Adamek, Le Carnet et les Instants a cherché à savoir comment travaillent les traducteurs et ce qui les intéresse dans notre littérature.

En ouvrant les Izvestia, le journal moscovite, le 22 avril 2005, on pouvait voir, en tête des pages littéraires, un article présentant un roman d’Adamek, Le plus grand sous-marin du monde, traduit en russe par Elena Romanova, auquel était attribué la note critique maximale de 5 étoiles, celle qui désigne un « chef-d’œuvre » . Étonnant. Non pas de découvrir une telle cote – on connait les qualités du livre et on ne doute pas de celles de la traduction – , mais d’imaginer ce roman imprimé en cyrillique et de lire ce commentaire venu, comment dire, d’aussi loin. Car Adamek est un auteur qui cultive plutôt la discrétion et ne recherche certainement pas la une des médias, même si son œuvre jouit d’une excellente réputation depuis que le prix Rossel, en 1974, a couronné Le fusil à pétales. Bien sûr, on savait que Heinz Klüppelholz, décédé depuis lors, l’avait traduit en allemand parce qu’il avait aussi publié, en français, Pour une poétologie des romans d’André-Marcel Adamek (Le castor astral, 1997), mais ce numéro des Izvestia nous a poussé à y regarder de plus près et à constater que d’autres de ses romans connaissent une deuxième vie en hongrois, en bulgare, en letton…

Les fruits d’une politique

Pour suivre le chemin qui mène un livre d’un auteur belge à une publication hors de nos frontières, en langue étrangère, il faut un instant délaisser Adamek pour pénétrer dans le monde de la traduction. Il existe en Communauté française, et avec son soutien, un Collège européen des traducteurs littéraires. Ce Collège, dirigé par Françoise Wuilmart, fait partie d’un réseau de douze institutions comparables en Europe – cela permet de multiplier les contacts. Il accueille, chaque été depuis 1996, des traducteurs en résidence, pendant six semaines, dans les dépendances du château de Seneffe. Les critères d’admission à cette résidence sont assez stricts et jugés sur dossier : pour l’essentiel, il faut que les traducteurs soient professionnels et la priorité va à ceux qui disposent, à l’avance, d’un contrat d’édition de leur traduction dans leur pays, les autres n’étant admis que dans la limite des places disponibles. Chaque session attire ainsi 25 à 30 traducteurs. Bien entendu, il s’agit d’y traduire des auteurs belges francophones, vivants ou morts ; la durée du séjour permettant grosso modo de mener à bien le projet, cela débouche, annuellement, sur la parution, dans diverses langues, de 15 à 20 livres issus de notre patrimoine. Contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, l’intérêt pour les auteurs contemporains n’est pas moindre que celui porté aux écrivains du passé, malgré le prestige dont ces derniers jouissent parfois. Durant la session, Françoise Wuilmart organise aussi des rencontres de manière à ce que le traducteur puisse avoir un contact personnel avec « son » écrivain – et dialoguer voire coopérer avec lui –, mais aussi avec d’autres auteurs, pour les faire connaitre, en espérant que la séduction opère…

C’est essentiellement par le biais de ces rencontres que les traducteurs que nous avons réussi à joindre (par courrier électronique) ont découvert Adamek avant de faire plus ample connaissance avec son œuvre en profitant de la bibliothèque. En effet, la réputation d’Adamek est (était ?) limitée, hélas, et sa reconnaissance, en français, circonscrite à l’intérieur de nos frontières, même si Bernard Gilson, qui fut l’éditeur de la plupart de ses livres, vendait régulièrement 4000 exemplaires environ de chaque titre, ce qui n’est pas mal du tout.

Jusqu’il y a peu, les traducteurs ne venaient donc pas de loin en ayant déjà le projet de traduire Adamek, mais le coup de cœur a certainement joué suite aux rencontres et tous jugent désormais qu’il est un « auteur universel » ne posant que quelques petits soucis de transposition (soit de circonstances locales ou historiques, soit de richesse d’images), et dont la langue et l’imagination « enchantent » (I. Tomková). K. Kavaldjiev pense qu’Adamek « s’inscrit dans la lignée des grands narrateurs francophones » (à l’instar de Giono) ; juge que « mieux un livre est écrit, plus il est facile à traduire » et souligne : « il m’aide à mieux connaitre ma langue maternelle » – le bulgare, en l’occurrence… Ou, pour E. Romanova, « il est un héritier de nos grands classiques comme Dostoïevski ou Tolstoï ».

À ce stade, on peut déjà faire une remarque. À savoir que la plupart des traducteurs ne manifestent pas un intérêt naturel ou spontané pour la littérature belge, mais qu’ils saisissent une opportunité de travailler et s’y appliquent selon leurs gouts ou en fonction de ce qui est porté à leur connaissance.  Même s’il y a des exceptions : Inese Petersone milite en Lettonie pour faire connaitre les littératures francophones et a abondamment traduit (entre autres Harpman, Lamarche et Hergé) et Krasimir Kavaldjiev n’a plus cessé de s’intéresser à nos auteurs (et a traduit Rodenbach, Toussaint, Piemme, Blasband…) depuis qu’il a suivi, à l’université de Sofia, des cours donnés par un lecteur belge… à  une époque où la France ne voulait plus en envoyer. Le rayonnement culturel, on le voit, dépend aussi de choix politiques. Y compris dans une présence aux foires du livre puisque c’est ainsi qu’I. Tomková a découvert, « par hasard », à Prague, Le fusil à pétales qu’elle traduit en tchèque. Mais on peut penser, bien sûr, que la situation varie en fonction des auteurs et de la capacité que leurs éditeurs ont à s’exporter.

Trouver un éditeur

Pour en revenir à Adamek, on constate que tous ces traducteurs ont déjà travaillé sur plusieurs de ses livres, ou ont l’intention de le faire (Tomková) et de continuer avec enthousiasme (Kavaldjiev : « Je compte traduire La fête interdite, mais en aucun cas je ne laisserai un autre le faire à ma place ! »). Ce désir de traduire corrobore leurs jugements sur le style d’Adamek et, dans l’ensemble, aussi bien la presse littéraire de leurs pays que le public de lecteurs y accueillent les livres avec les mêmes faveurs. À ceci près qu’il s’agit toujours, selon leurs avis, d’un lectorat restreint, cultivé, ce dont on ne s’étonne pas quand on connait les chiffres des tirages (dans les cas de conventions officielles avec l’éditeur étranger) : 1000 à 1500 exemplaires par titre – c’est peu en regarde de ce que réussissait Bernard Gilson. Et puis il y a un sérieux bémol, mis par Luise von Flotow qui vit à Ottawa. Elle a été « très attirée et intriguée » par Adamek et a traduit en anglais Le maitre des jardins noirs, mais a désormais renoncé, découragée, à chercher à le publier. C’est que « l’anglais est une langue très ingrate envers les traductions littéraires ». Au Canada anglophone, le protectionnisme (ou la subsidiation de la littérature locale) fait qu’ « un livre belge a peu ou pas de place », et, aux USA, seuls 3% des livres publiés sont des livres traduits ; aux traductions, « les éditeurs disent simplement ‘non’ » lorsque l’auteur n’est pas renommé. Aussi, « réussir à en trouver un intéressé par Adamek est quasi impossible » (d’autant plus qu’elle « doute même que les éditeurs lisent »… dès que le texte est un peu long). Elle a pourtant traduit aussi Michel Lambert, mais c’était des nouvelles et elles n’ont paru qu’en magazine. Si le marché en langue anglaise est immense, elle confirme ainsi qu’il est très difficile d’y accéder.

Cela nous ramène à la question de trouver un éditeur, puisque la démarche est à charge des traducteurs. Elle va de la quasi-impossibilité comme on vient de le voir au « gros travail » (I. Petersone) alors qu’I. Tomková semble plutôt avoir trouvé un soutien pour sa traduction en cours et que Kavaldjiev a « dit beaucoup de bien [d’Adamek] à un ami éditeur qui m’a cru sur parole et, dès que la traduction du Maitre des jardins noirs a été achevée, l’a publiée tout de suite ». Il n’y a donc pas de règle générale, mais tous relèvent, à des degrés divers, la difficulté à imposer un auteur inconnu – quels que soient la langue ou le pays, le même problème surgit partout : on s’intéresse au renom de l’auteur bien avant de prendre en compte la qualité de son écriture.

Si notre échantillon est limité, on comprend néanmoins que la tendance actuelle privilégie les traducteurs venus de l’Est. Françoise Wuilmart le revendique presque, estimant que les traducteurs occidentaux ont d’autres moyens d’assurer leur subsistance et qu’il faut encourager ceux dont les pays manquent de structures ou qui vivent aux limites du dénuement. Ce raisonnement n’est pas contestable et montre aussi vers quels pays il est possible d’orienter notre rayonnement culturel, voire une exportation de notre littérature. Toutefois, il faut constater que ce n’est sans doute pas dans les pays de l’Est qu’on trouvera un lectorat aisé capable de multiplier les achats de livres. Contrairement à la situation qui prévaut dans les pays anglo-saxons, ces marchés sont ouverts, mais de là à dire qu’ils soient porteurs…

De son côté, Adamek se réjouit de ce qui lui arrive. Il s’amuse de constater que la rencontre avec un traducteur arménien a servi d’amorce à des contacts qui se sont ensuite multipliés pour déboucher sur des publications en une bonne demi-douzaine de langues. Il a eu des relations de coopération avec les traducteurs, mais des amitiés sont nées ainsi, au fil de soirées entières de discussions, et il a été séduit – il cite en particulier Kavaldjiev – par les connaissances littéraires de ses interlocuteurs. Évidemment, il regrette de ne pas pouvoir – sinon vaguement, dans certaines langues – juger les traductions achevées et ignore (mais il en rit) pourquoi le même traducteur a produit deux versions espagnoles du même roman, l’une pour l’Espagne et l’autre pour le Chili…

Moins drôle, il ne peut pas non plus contrôler les tirages dont il soupçonne des quantités parfois bien plus élevées que celles données par les chiffres officiels. Du reste, Adamek, qui n’a plus voulu publier à Paris après une mauvaise expérience, à cause de l’esprit mercantile qui règne là-bas (il y a incompatibilité d’humeurs : « l’auteur est traité comme un numéro »), se trouve conforté dans ses choix de travailler en amitié avec des éditeurs belges ; celui lui a permis de se constituer un lectorat fidèle chez nous, mais aussi, désormais, une reconnaissance internationale qui va croissant. Ce que confirme, à sa manière, Krasimir Kavaldjiev, pour le citer une dernière fois : « Les bons conteurs seront toujours appréciés des lecteurs des quatre coins du monde ». C’est donc, pour Inese Petersone, « toujours un plaisir d’être au rendez-vous avec lui » – avec un texte « vraiment ravissant » (Ivana Tomkovùa), « une écriture magique » (Elena Romanova)…

Par-delà le concert d’éloges, on imagine qu’une résidence de traducteurs doit ressembler à une tour de Babel. Il règne pourtant à Seneffe une « belle convivialité » selon Françoise Wuilmart. Signe, sans doute, qu’on n’y traite pas que de littérature, mais qu’on s’y imprègne aussi d’un art de vivre qui nous est propre. Les traducteurs sont, par nature, à l’écoute des autres.

Jack Keguenne


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°146 (2007)