Alain Bosquet (1919-1998) : l’adieu des poètes

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Alain Bosquet

À vingt ans, il publiait sa première anthologie. Qu’à l’âge où la plupart des écrivains se penchent sur leurs états d’âme il ait commencé par là montre bien le souci qu’il avait de découvrir les poètes, de les faire connaitre, de les traduire, de les rassembler. Je ne l’ai jamais vu s’exalter qu’en détectant de nouveaux talents, s’irriter qu’en voyant se redire ou se diluer ceux dont il attendait mieux, se battre, se réjouir, s’épanouir qu’à propos de poésie.

Sa culture poétique était sans bornes, sa prescience sans faille, sa curiosité sans exclusive. Avant le temps de leur célébration, il nous faisait lire Emily Dickinson, Gottfried Benn, Fernando Pessoa, Vasco Popa, Boris Pasternak, Gunnar Ekelöf. Mais il montrait autant d’ardeur à citer quelques vers d’un poète oublié par le temps, quelque texte étonnant perdu dans une œuvre banale, quelques lignes d’un jeune inconnu.

Combien sommes-nous à lui devoir une lecture sans complaisance, une critique roborative, des encouragements ponctuels ? À combien d’entre nous a-t-il ouvert les portes d’une maison d’édition ? Un mois avant sa mort, il écrivait encore des articles pleins de feu, parlait de sa dernière découverte, préparait sereinement ce qu’il ne craignait pas d’appeler « l’après-Bosquet ». Dans la perspective des lendemains sans lui, il se préoccupait encore de notre avenir.

Sans doute pouvait-il se montrer féroce à l’égard de certains, sans doute avait-il ses foucades, ses éclats, ses coquetteries, son ironie et ce qu’il espérait faire prendre pour un vrai cynisme. Ce n’était que la carapace sous laquelle se cachait une générosité d’autant plus rare qu’elle voulait rester ignorée.

Dans un milieu qu’il faut bien dire fermé, toujours narcissique et quelquefois aussi perfide que faussement adulateur, il était un signe de santé, un lecteur sans a priori et sans concession, un point d’appui sûr. Le croirait-on ? Cet homme aux livres innombrables, dont les poèmes seuls composent un fort volume de quelque mille pages, cet homme ne parlait guère de son œuvre, refusait de figurer dans ses propres anthologies, avait l’élégance de promouvoir des poètes qui ne l’avaient jamais lu…

Mallarmé disait de la poésie qu’elle doue notre séjour d’authenticité et constitue notre seule tâche spirituelle. N’y aurait-il qu’un être au monde pour illustrer cela, ce serait, à coup sûr, Alain Bosquet.

Son dernier souhait fut de s’en aller couvert de poèmes, ceux que ses amis jetteraient dans la fosse au lieu de fleurs. Il savait sans doute qu’il nous manquerait. Il ne pouvait imaginer combien.

Liliane Wouters


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°103 (1998)