Albert Aygueparse, l’arpenteur d’un siècle

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Albert Ayguesparse

Le 2 mai dernier, le Ministre de la Culture, monsieur Eric Tomas, décernait à Albert Aygueparse le prix quinquennal de Littérature de la Communauté française de Belgique[1]. Un couronnement de carrière pour cet écrivain né avec le siècle, qui aura vécu pleinement la traversée des âges, pour citer le titre de son dernier recueil. Auteur de plusieurs études sur cet homme et son œuvre[2], Jean-Luc Wauthier nous rappelle les grandes étapes d’un parcours exemplaire.

Il est certes malaisé de résumer le parcours d’un écrivain comme Albert Ayguesparse. Né avec le siècle, venu à la littérature dès 1923, celui qui affirme n’être bon pour aucune besogne plausible a jalonné sa route, non seulement par de nombreux livres, toujours pensés et ressentis avec l’intensité la plus haute, mais aussi en répondant à de multiples sollicitations de critique littéraire et de revuiste (de Tentatives, fondé en 1928 avec Pierre Hubermont, à Marginales dont il sera l’âme de 1945 à 1990, en passant par Esprit du temps et Prospections, revues qu’il animera avec Charles Plisnier dans les années trente).

Cependant, on peut affirmer que, plus le temps a passé, mieux il a été compris, aimé ou défendu. Même si, fondamentalement, ce presque centenaire n’a guère changé : depuis sa jeunesse littéraire, il est resté un homme ouvert, généreux, foncièrement et humblement du côté de l’espoir. Mais les grandes mutations du monde, qu’il avait au reste pressenties ou devinées ont peu à peu dégagé son vrai visage, celui d’un être courageux, très ouvert aux autres, remarquable sourcier de talents nouveaux, critique très sûr, écrivain authentique et refusant toujours avec une tranquille obstination d’être rangé sous quelque bannière que ce soit, autant éloigné des classiques (auxquels pourtant certains l’ont trop rapidement assimilé) que d’une avant-garde pointure.

Il est vrai que, dès son entrée sur la scène littéraire, son « ancrage à gauche » (socialiste, il n’adhéra jamais officiellement au communisme) ne lui avait pas valu que des amis. Ainsi, dans une anthologie célèbre parue durant les années quarante, le bon abbé Hanlet disait qu’il fallait éviter les romans d’Ayguesparse parce qu’ils étaient pleins de mauvaises choses. Il est au reste aisé d’imaginer ce que, à l’époque, une Belgique bien-pensante pouvait éprouver face à ces jeunes hommes en colère qui s’appelaient Ayguesparse, Plisnier, Habaru, Hubermont et qui choisissaient pour conférenciers étrangers des esprits aussi libres que Ehrenbourg, Soupault ou Ribemont-Dessaignes. Pourtant, dès 1931, un recueil comme Derniers feux à terre aurait dû retenir l’attention : Ayguesparse, deux ans avant son ami Plisnier, y déploie une poésie gonflée de lyrisme sauvage, fertilisée d’images audacieuses et riches en prolongements, gorgée de mots, notera plus tard l’écrivain, empruntés au monde moderne et réputés mauvais conducteurs de poésie. À cette veine appartiennent des recueils comme Aubes sans soutiers (1932), Prometteurs de beaux jours (1935) ou La mer à boire (1937). Il faudra toutefois attendre 1994 pour voir rééditée, grâce aux éditions de l’Arbre à paroles, dont l’importance pour notre poésie et le flair ne sont plus à démontrer, l’œuvre poétique complète d’Albert Ayguesparse, véritablement colossale puisque en cours depuis plus de septante ans. À cet égard, du reste, les derniers recueils parus, tels Les déchirures de la mémoire ou Lecture des abîmes (au seuil des années nonante) témoignent d’une mutation à ce point impressionnante qu’il est aujourd’hui évident qu’Ayguesparse, en tant que poète, est loin d’avoir dit son dernier mot.

Dès avant 1940, Ayguesparse publie son premier roman. Huit autres suivront. Je tiens un grand nombre d’entre eux, tels L’heure de la vérité (1947) ou Simon-la-bonté (1965) pour de très grands romans. Si l’espace ne m’était pas compté, j’aurais voulu évoquer cette étonnante galerie de portraits, de la jeune femme qui s’ennuie à la mère possessive, du père veule à celui qui est déchiré par un accident survenu à son jeune fils après une violente dispute, du militant déçu au patron paternaliste et lâche, personnages hantant des livres qui s’appellent D’un jour à l’autre (1940), Notre ombre nous précède (1953, prix Rossel 1952), Une génération pour rien (1954), L’albatros a trois heures de retard (1967), Les mal-pensants (1979). À ce jour, seul Simon-la-Bonté vient d’être réédité chez Labor. Qu’attend cette maison pour nous rendre ces romans pleins de sauvagerie et d’envergure que sont, par exemple, Une génération pour rien ou Les mal-pensants ?

À partir des années cinquante, tandis qu’il poursuit son œuvre de poète avec des recueils comme Le vin noir de Cahors (1957), Les armes de la guérison (1973) ou Pour saluer le jour qui nait (1975) et qu’il s’essaie, avec un tout grand art, au genre difficile de la nouvelle (Selon toute vraisemblance, 1962, Le partage des jours, 1970, et La nuit de Polastri, 1985), les honneurs et reconnaissances arrivent peu à peu vers lui.

Mais, disciple de Rimbaud et de Maïakovski, Ayguesparse sait bien que l’écrivain et le poète sont fils du refus, voués à restés du côté de l’homme humilié contre le seigneur, du monde réel contre l’imposture. Homme du « oui » social apparent, il sera, tel son ami Marcel Thiry, homme du « non » intérieur. Toujours vigilant et armé du « casse-dogme » cher à Daumal, il ne cessera jamais de respecter l’autre, et cette écoute fraternelle le préservera de tout sectarisme.

En fait, Ayguesparse fut et reste un homme irremplaçable de nos Lettres. Dans un univers feutré, il se tiendra toujours droit au bord du monde. Il en frôlera et scrutera les gouffres, sans céder à leur vertige et tout en demeurant fasciné par les moires et les marbrures qu’il ne cesse de scruter en leurs abîmes, et qui lui arrachent ses plus beaux chants, ses dénonciations les plus lucides.

Nous voici loin, objectera-t-on, de la célébration d’un prix quinquennal. Mais comment – et pourquoi ? – mettre un oiseau en cage ? Comment enfermer dans un prix, aussi prestigieux soit-il, un homme dont la puissance d’écriture, la tendresse, le sens de l’accueil et de l’amitié, la force d’amour sont eux, sans prix ?

Jean-Luc Wauthier


[1] Le jury, présidé par jacques Dubois et composé de Paul Aron, Henry Bauchau, Geneviève Bergé, Michel Lambert et Pierre Maury, a aussi tenu à citer les noms de Guy Vaes, Jean Louvet et Gaston Compère.

[2] Jean-Luc Wauthier, Ayguesparse, Fondation Plisnier, 1987. Avec Luc Norin, il a par ailleurs dirigé l’édition d’Albert Ayguesparse. Témoignages et portraits, Pré aux sources, 1994.


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°88, 1995