Deux expositions ont fait l’actualité, en ce début d’année, à La Louvière. Alors que le Centre de la Gravure et de l’Image imprimée accueillait Pierre Alechinsky pour Cinquante ans d’imprimerie, le Musée Ianchelevici proposait Autour d’Achille Chavée, soit non seulement un portrait fouillé du poète, mais aussi de significatifs coups de projecteurs sur les époques qu’il a traversées et les artistes qu’il a côtoyés, sur ses engagements et ses errances, ses fidélités et ses contradictions.
Indéniablement, Achille Chavée fait partie de ces écrivains que l’on croit connaitre. La postérité n’est pas avare de clichés, et l’œuvre même de l’auteur du Grand cardiaque en a produit quelques-uns. Les formules les plus cinglantes peuvent à leur tour devenir passe-partout, depuis le sempiternel « vieux peau-rouge qui ne marchera jamais dans une file indienne » jusqu’aux vers du poème « Identité » qui servent d’exergue à la présente exposition : « Je suis le grand seigneur d’une légende nue / un gémeau allaité par la reine d’amour ». Le lieu de la manifestation parait donc particulièrement adéquat, confronté qu’il fut à la fois à l’avocat Chavée dans sa dimension la plus commune et au mythe dont le poète se voulait l’acteur. En effet, avant d’être un Musée consacré au sculpteur Ianchelevici, le bâtiment de la Place communale constituait le Palais de justice de La Louvière. Sur les marches de l’entrée, Chavée, dit-on, écrasait rituellement son mégot de cigarette. Les cheveux un peu longs, parfois coiffé d’un chapeau mou, il arpentait les trottoirs de la vielle et s’y affichait fantasque voire – modérément – marginal, comme en réponse au conformisme pesant de la bourgeoisie de province. Or, en marge professionnellement, il ne le fut pas vraiment, le barreau couvrant généralement ses frasques ou lui trouvant de larges circonstances atténuantes. Il est vrai que s’il buvait et se révélait fort en gueule, il ne commettait rien de franchement répréhensible. À son retour de la Guerre d’Espagne, le Barreau ne s’inquiéta pas de ce qu’il avait accompli là-bas mais lui reprocha simplement de s’être engagé dans un conflit étranger sans en avertir le Bâtonnier. Il fut toutefois réintégré sans difficulté. La Guerre Civile espagnole demeure sans doute une période obscure de la vie de Chavée. Ayant rejoint Albacete en décembre 1936, il devint assez rapidement secrétaire puis président de la Commission judiciaire de la base des Brigades internationales. À ce titre, il fut accusé, en Belgique, d’avoir fait fusiller dix-sept membres des Brigades, et d’avoir brutalisé des prisonniers. L’exposition rappelle ces faits sans complaisance, mais se garde de trancher ; elle relève cependant que rien, jamais, ne fut prouvé contre le lieutenant Chavée. Notons encore que c’est durant le conflit espagnol que se forgèrent véritablement ses convictions communistes et qu’il resta partisan des Brigades internationales lorsque celles-ci s’opposèrent au POUM, le mouvement trotskiste.
« Ô femme qui jamais ne me pardonneras » (Achille Chavée)
Un des aspects rarement évoqués de l’univers personnel de Chavée concerne son épouse Simone. Plusieurs panneaux racontent leur relation, laquelle peut se décrire comme une longue histoire d’amour doublée d’un long pugilat. Fille d’un mineur militant socialiste, Simone épousa en Chavée tant l’homme, le poète et l’intellectuel de gauche que le notable, le bourgeois. S’unissant à Chavée, elle changeait de vie mais aussi de classe sociale, et elle aspirait à une existence qui reflétait ces modifications. Elle voulait la quiétude et une modération de bon aloi, quand Chavée passait le plus clair de son temps au dehors, vivant pour la poésie, pour ses amis et, surtout, pour lui-même. Il était parfois si peu présent, et si tendue la communication au sein du couple, que Simone devait lui écrire, étalant sur le papier ses griefs. Chavée répondait qui par une pirouette, qui par une analyse précise – et cruelle – de ce que désirait son épouse et qu’il ne pouvait lui offrir. Certes, l’ensemble n’est pas toujours si sombre, comme le montrent telle lettre amoureuse des débuts ou tel billet de Simone priant le grand homme… d’ « arroser la plante du haut ».
Parmi les amitiés d’Achille Chavée, il faut évidemment compter celle de Fernand Dumont, qu’il rencontra à quinze ans à l’Athénée de Mons et qui lui écrivit, en 1941, une lettre prémonitoire de sa fin tragique en camp de concentration : « Tout est dit. Les jeux sont faits. Chacun se hâte vers sa fin […] ». Auparavant, Dumont avait rejoint Chavée au sein du groupe Rupture, mouvement auquel il donna une orientation davantage poétique que politique. En 1939, en dédicace de La région du cœur, il lui avait tracé ces quelques mots tout de candeur et d’idéalisme : « À Achille Chavée, mon meilleur ami, ces pages où le rêve et la vie se concilient sur le plan poétique en attendant la victoire de la Révolution pour se concilier dialectiquement sur le plan de la vie ». Parmi les proches de Chavée, beaucoup sont des plasticiens dont certaines œuvres, accrochées aux murs du bureau reconstitué de l’écrivain, composent un singulier musée, comme s’il s’agissait du déploiement de tout un imaginaire surréaliste en ses multiples facettes. Probablement est-ce d’ailleurs cette riche présence picturale qui confère à l’exposition sa couleur et, pour tout dire, sa fraicheur. Au nombre des tableaux proposés figure la fameuse Goutte d’eau de Jane Graverol, qui réunit en un même cercle la plupart des représentants du surréalisme en Belgique – en tout cas, ceux encore vivants au moment de cette création, en 1964. Mais apparaissent aussi des collages, comme purent en réaliser Marcel Mariën, E.L.T. MEsens ou Marcel Lefrancq. Sans doute y eut-il des œuvres où Chavée pouvait se mirer, où il découvrait un reflet de lui-même ou, plus exactement, des motifs qui le hantaient et qui revenaient, inexorablement, au fil des poèmes. Ainsi Femmes de Fernand Dumont, une très belle encre de Chine, renvoie-t-elle l’image d’une femme une et plurielle, attirante mais ambiguë, inquiétante de toute façon, ce qui rend assez bien compte des sentiments – et propos – contrastés de Chavée à l’égard de la femme. Ne déclara-t-il pas, dans L’enseignement libre, que « la femme est une réalité peuplée de fantômes qui font sa réalité » ? Et celui qui, détournant un proverbe, créa l’aphorisme « Il faut battre femme, comme le fer, tant qu’elle est chaude » devait se trouver non moins à l’aise devant l’exubérance érotique et la fantaisie débridée des dessins et aquarelles du peintre borain Armand Simon.

« La goutte d’eau », de Jane Graverol, 1964
Au-delà de son intérêt patrimonial et artistique, Autour d’Achille Chavée se veut une invitation à lire ou à relire les textes d’un auteur qui connut, à la fin de sa vie, une certaine notoriété mais qui, peut-être à cause de cela même, semble se trouve aujourd’hui dans une espèce de purgatoire. Parcourant les poèmes reproduits pour les besoins de l’exposition, puis en (re)découvrant d’autres au gré des recueils, chacun peut donc faire son choix, prendre son bien où il le veut dans la foule des mots assemblés par le poète – et qui sait, peut-être préférer à tout le reste Décoctions et L’éléphant blanc.
« L’encre parle » (Pierre Alechinsky)
Les rapports qui unissent Achille Chavée à Pierre Alechinsky peuvent sembler relativement ténus, mais ils existent néanmoins. L’un et l’autre ont collaboré au Daily-Bul, maison d’édition animée par André Balthazar à La Louvière. Achille Chavée publia plusieurs ouvrages à cette enseigne ou à celle des Éditions de Montbliart – dénomination moins dérisoire aux yeux du poète, choisie par référence au hameau de la Botte du Hainaut où Albert Ludé, Marcel Havrenne, Pol Bury, André Balthazar et Achille Chavée louèrent une maison et fondèrent l’Académie de Montbliart, institution dont le premier académicien intronisé fut Mimite, la chienne de Chavée. En juin 1966, Achille Chavée reçut, de Venise, une brève lettre signée par Ben et Alla Goldschmidt, Pol Bury et Pierre Alechinsky. Elle portait en outre un dessin d’Alechinsky, une sorte de monstre cocasse et bienveillant, de la bouche duquel sortait, en bulle de B.D., les mots « Bonjour Monsieur Chavée ». L’année suivante parut au Daily-Bul une lithographie sur papier offset intitulée « 9 décoctions d’Achille Chavée 9 rectangles de Pierre Alechinsky ». Comme chaque fois qu’il se confronte aux mots, le peintre n’illustre pas vraiment ; il récuserait plutôt l’anecdote ou l’allusion. Tout au plus donne-t-il à rêver et laisse-t-il au spectateur le soin de se raconter ses propres histoires et d’établir ses propres rapprochements. Dans les « 9 rectangles », c’est une note d’orangé qui attire le regard, comme si le sens émanait d’elle – comme si l’on se prêtait à croire que l’éclat de la couleur est une clé. C’est en cette couleur que fut écrit, dans le troisième rectangle, le nom d’Alechinsky. Se déployant en cursif quand tous les autres mots sont en caractères d’imprimerie, il se détache du prénom à la ligne précédente, lequel voit sa signification dédoublée et devient dès lors aussi référence au support, métonymie de l’art : les 9 rectangles de l’artiste Pierre furent d’abord rectangles sur la pierre lithographique. Plus bas, au rectangle 8, l’orangé forme une silhouette vers le centre, très légèrement dissociée d’un groupe d’ombres noires, une foule peut-être, près du bord. Sous la tache colorée s’inscrit l’aphorisme : « Trop de destins se réalisent à un prix forfaitaire », et l’orange insolent devient figure : c’est le pied de nez aux masses sombres, non pas le forfait, précisément, mais l’exception. Dans nombre de gravures, la couleur ne vient pas à profusion ; quelquefois, elle semblerait même compter moins que les blancs et les contours au noir. Ainsi en va-t-il, dans les « 9 décoctions », du rectangle central qui enserre simplement quatre aphorismes, sans ajout ni fioriture, comme si, à partir de là, les mots pouvaient rayonner et dialoguer avec les images alentour – labyrinthe, racines, traces, profil de femme ou quoi que ce soit d’autre.
Des trois niveaux du très vaste Centre de la Gravure, seul le deuxième étage est officiellement dévolu aux travaux où le créateur interroge son rapport à l’écrit et aux mots. Or ceux-ci semblent présents partout quels que soient le support et le format. Une butte et un lion de Waterloo rouges sur ciel noir chapeautent un slogan de Pol Bury calligraphié par Alechinsky : « Ne méprisez pas l’homme qui fait craquer ses jointures ». La même technique – le dessin insolé sur plaque offset – a prévalu pour ceinturer de jaune le fataliste – et très belge – « En avant y a pas d’avance ! ». Alechinsky parait justement travailler autour du verbe, comme si chaque élément de la création pouvait conserver son autonomie tout en se révélant essentiel à l’esthétique de l’ensemble. C’est vrai, singulièrement, des gravures produites en collaboration avec Christian Dotremont telle que, par exemple, « Feuille orée » : la lithographie induit véritablement plusieurs lectures successives, depuis les feuilles, tiges, broussailles, bestioles qui forment un écrin rouge au logogramme jusqu’au tercet calligraphié, minuscule et admirable : « Feuille orée de verbe / d’orage et d’éclaircie / et d’arc-en-ciel de l’herbe ».
Laurent Robert
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°112 (2000)