En deux romans, Amélie Nothomb est parvenue à vivre de sa plume, comme on dit. À 25 ans. Rien que ça. Sans pour autant avoir écrit la biographie d’un homme célèbre ou des recettes pour maigrir. Rien qu’en publiant deux livres dont l’impertinence et l’inconscience sont les armes et les charmes premiers…
Vous avez commencé Hygiène de l’assassin, votre premier roman publié, par une attaque virulente contre les journalistes littéraires. N’était-ce par courir le risque de leur être antipathique ?
Je voulais créer une situation d’interrogatoire qui fût possible aujourd’hui. L’interview m’a paru l’une des seules possibilités. Je ne savais rien sur ce sujet mais comme la littérature est un bon moyen d’investigation, j’ai appris rien qu’en écrivant.
Votre éditeur a-t-il eu des exigences quant à votre second roman, Le sabotage amoureux ?
Ce n’était pas Le sabotage que je voulais publier en deuxième lieu. De tous mes livres, celui que je préfère n’a pas encore été publié. Ce livre, je l’ai apporté chez Albin Michel. Ils m’ont dit qu’il était remarquable mais que ce n’était pas un deuxième roman. Comme le second livre est le plus casse-gueule de tous, il ne fallait pas prendre trop de risques. Ils ne l’ont donc pas voulu. Ils m’ont demandé d’écrire quelque chose dans la lignée du premier mais qui en même temps soit différent. Je leur ai dit : « Désolée, je ne possède pas cet article. Mon ego n’a pas spécialement besoin de publier un livre en 93 ». J’ai cru que mon éditeur allait se suicider. Il voulait que je publie. Je lui ai demandé un certain laps de temps et j’ai écrit Le sabotage. Mais attention, ce n’est pas une œuvre de commande. Ce livre je l’avais déjà en moi et je sentais qu’il correspondait à ce que l’éditeur voulait.
Pour vous, la littérature semble être une défaite ?
C’est très clair. Écrire pour moi est un acte de démission. Parce qu’on n’est plus capable d’affronter le monde autrement. Je considère cela comme la dernière chose à faire mais là, justement, je ne peux plus rien faire d’autre. Je n’ai absolument aucune autre compétence. Je parle japonais. J’ai travaillé au Japon et j’y ai découvert que ce n’était absolument pas ma voie. Je n’avais plus d’autre choix. Si je voulais un jour avoir une vie autonome, il me fallait tenter une publication. J’avais besoin de cela comme métier. Écrire je le fais depuis toujours.
Écrivez-vous régulièrement ?
Tous les jours. Quoi qu’il arrive, j’écris pendant quatre heures sans interruption. C’est la première chose que je dois faire dans ma journée, sinon je ne suis pas capable de faire le reste. Si j’ai rendez-vous à huit heures du matin, je me lève à trois heures pour avoir le temps de tout faire avant. J’ai besoin de très peu d’heures de sommeil. Je peux même passer des nuits blanches. Il y a beaucoup d’agressivité en moi et elle doit sortir sous forme d’écriture sinon ce sont mes pauvres interlocuteurs qui la récoltent. Je ne pourrais pas vivre sans écrire même si pour moi l’idéal est une vie sans écriture.
Vous sous-entendez plusieurs fois que la réalité n’est pas aussi grande que les mots.
Il y a des mots qui sont tellement sublimes et qui provoquent en moi une telle attente que leur définition me désespère. Quand j’entends un nouveau mot dont je ne connais pas la définition, je ressens un bonheur fabuleux. Autant que possible je ne regarde pas dans le dictionnaire pour ne pas être déçue par son sens.
Vu votre succès en France, pourquoi n’habitez-vous pas Paris ?
Je n’en ai pas les moyens. Mais surtout Paris est une ville qui ne favorise pas la création. J’ai l’impression qu’on devient forcément parisien quand on vit à Paris et c’est fou ce que toutes les œuvres parisiennes sont semblables. J’ai peur d’entrer dans ce moule parisien qui coupe toute créativité. Je connais beaucoup d’auteurs parisiens qui ne savent plus quoi créer. Paris est une ville merveilleuse si on n’y vit pas. Mais il y a aussi des raisons positives. Je suis attachée à Bruxelles. Je suis consciente que ce n’est pas la ville la plus fascinante du monde mais c’est la première qui m’ait donné l’impression de bien vouloir de moi. Je n’avais jamais mis les pieds en Belgique avant l’âge de dix-sept ans, j’ai toujours voyagé car je suis fille de diplomate. Quand je suis arrivée à Bruxelles, pour la première fois un endroit ne me disait pas : « Dans trois ans tu dois partir ». Du coup je me sens une dette vis-à-vis de cette ville.
Comment viviez-vous, dans votre enfance, les changements successifs de pays ?
C’était un déracinement total. Jusqu’à l’âge de 17 ans, j’ai vraiment vécu la fin du monde tous les trois ou quatre ans. Pour un gosse c’est un choc terrible. À chaque fois, j’ai su que je quittais des lieux et des gens que je ne reverrais jamais. Aujourd’hui, je suis très anxieuse quand je rencontre une personne car je suis toujours persuadée que c’est la seule fois de ma vie que je la vois. Je ne regrette pas mon enfance. Dès l’âge de cinq ans, j’ai fait ma première crise de nostalgie et de besoin de souvenirs. Quand je suis passée du Japon en Chine, j’étais si malheureuse que j’ai commencé à me dire que je devais absolument avoir des souvenirs. Et je me souviens de tout.
Vous prêtez aux enfants un érotisme torride.
J’ai vécu l’éveil de l’érotisme bien avant de savoir ce qu’était le sexe. Aujourd’hui cela ne pourrait plus arriver car j’ai constaté que les enfants de trois ans savaient tout. Moi je n’ai rien su avant l’âge de neuf ans. Et quand on me l’a expliqué je ne l’ai pas cru. Mais je sentais des milliards de choses en moi. Sur ce point-là, dans Le sabotage, j’ai été plus que litotique. Le désir de la narratrice pour Elena, j’en parle très peu. Et il existait complètement. Je questionne beaucoup les gens sur l’érotisme dans leur enfance. Je leur pose souvent cette question : « Quelles étaient les histoires que vous vous racontiez pour vous faire jouir avant de savoir ce qu’était le sexe ? » Énormément d’enfants se sont raconté des histoires pour se faire jouir. Moi, il y avait les récits de neige que j’ai quand même beaucoup censurés dans mon bouquin. Ce que je ne dis pas, c’est qu’en plus de la neige et de la nudité, l’être désiré avait une énorme plaie dans le dos que je devais me charger d’infecter. Cela me faisait jouir démesurément. C’était des récits sexuels sans le sexe.
Vous faisiez déjà des romans en quelque sorte.
Je crois que c’est comme ça que le roman est né : pour jouir. D’ailleurs pour moi rien n’a changé. C’est très immoral mais je suis payée pour jouir quatre heures par jour. Je sais que ce n’est pas le cas de tous les écrivains. Chaque jour je cherche comment jouir. « Jouir » au sens fort. Je pense aussi que le langage est né pour jouir. Les oiseaux chantent plus pour jouir que pour communiquer. Si le langage n’était axé que sur la communication, il ne serait pas aussi développé.
Est-ce que la lecture vous fait le même effet ?
L’écriture et la lecture se ressemblent beaucoup. Elles ont le même but : jouir. Quand on écrit le rapport est plus physique encore. Mais si on lit bien, on peut avoir des transes.
Y a-t-il des jours où vous n’atteignez pas cet état ?
Non. Je dois avoir un don pour jouir (rires)/
Michel Zumkir
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°80 (1993)