Partout, Amélie Nothomb est partout. L’automne 95 des magazines est fleuri d’images d’Amélie : en tresse pour Vogue, en fille de bonne famille pour L’express, La tribune de Genève ou La libre Belgique, en écrivaine modèle pour Marie-Claire, en amoureuse glamour pour Lui, en ange pervers pour Elle.
Version télé, la présence est tout aussi éclectique : sur Antenne 2, Maureen l’accueille au milieu des bouts d’chou, ailleurs la demoiselle témoigne et débat des enfants surdoués… sans compter les émissions typiquement culturelles.
Cette rentrée littéraire est fortement teintée de belge, avec en prime, les noirs d’Amélie Nothomb. Mais, si Patrick Roegiers (Hémisphère Nord au Seuil) et Jacqueline Harpman (Moi qui n’ai pas connu les hommes chez Stock) font la « une » du Monde des livres, pour des romans exceptionnels, si Eugène Savitzkaya est salué par le Times Literary Supplement, si les auteurs de notre communauté suscitent l’intérêt des chroniqueurs littéraires, le phénomène est d’une tout autre ampleur pour Pierre Mertens et Amélie Nothomb, qui cristallisent autour d’eux l’attention des médias.
Le « cas » Mertens est limpide : le vieux routier de l’écriture noir jaune rouge a trempé sa plume dans les tourments d’une époque qui fait couler beaucoup d’encre chez nous. Dès la parution d’Une paix royale, les ventes ont décollé. L’attrait médiatique d’un procès en sus n’est plus à épingler… Toute la presse belge se devait de faire écho aux risques de censure encourus.
La presse hexagonale, quant à elle, ne voulait pas manquer la dernière histoire belge déballée dans le prétoire français…
Mais l’histoire d’Amélie Nothomb est différente : naturellement, l’air de rien, sa silhouette chapeautée, son minois d’ange et sa réputation de fiel ont touché les spectateurs du cirque médiatique toutes catégories confondues. En trois ans, elle est devenue un personnage incontournable de la rentrée littéraire. Une figure de l’écriture.
L’écriture incarnée
Le coiffeur taille les cheveux rouges et sauvages de ma voisine et aperçoit Les catilinaires (Albin Michel) que je lis tout à côté : ah oui, il la connait, Amélie Nothomb. C’est la nièce de l’homme politique. Le salon tout entier s’empare du sujet. Et trace en quelques innocents échanges les lignes d’une nouvelle Mythologie du quotidien. Est-ce vraiment elle qui écrit ? On avait dit que… Les avis fusent. Regardez comme elle est mignonne avec ses tresses. Moi, je trouve vraiment sympa qu’une fille si jeune puisse avoir le prix Goncourt risque une grand-mère en montrant Vogue. D’habitude elle a un chapeau. Vous savez qu’elle boit du vinaigre comme apéro ? glisse la shampouineuse d’un air dégouté. Elle mange des fruits pourris, complète avec un sourire béat la jeune fille aux cheveux rouges, elle a 27 manuscrits dans les tiroirs…
C’est que l’écrivaine n’est pas avare de détails prompts à faire rêver Margot. Pour commencer, il y a la vraie biographie fournie par l’éditeur. Tout le monde n’a pas l’extrême chance de naitre à Kobé d’une très ancienne famille bruxelloise, de partager son enfance entre la Chine et le Japon. De rafler les distinctions littéraires : prix Alain-Fournier, prix René-Fallet, prix Chardonne, prix de la Vocation, prix des Libraires en Allemagne. Figurer parmi les dix derniers romans en piste pour le Goncourt cette année n’est pas mal non plus.
Ajoutez à cela les louanges de l’éditeur qui en font « un des plus étonnants phénomènes littéraires de ces dernières années », « une ‘surdouée’, insolente, maniant avec le même brio l’humour et la cruauté », et vous avez déjà de quoi éblouir les jeunes filles en fleur. C’est d’ailleurs dans cette zone floue entre ange et démon que le mythe prend corps. Voyez plutôt.
Ange ou démon ?
Visage d’ange sur les photos, présence sibylline : l’image d’une jeune fille douce, presque d’une petite fille, jure étrangement avec la cruauté des histoires qu’elle invente. « Son livre est diaboliquement construit », « La fable est cruelle de bout en bout », « C’est brillamment féroce » ; on applaudit « ces descriptions somptueusement noires », « on goute là une prose nerveuse, qui ricane et tape du pied, et, chose rare dans la littérature molle et vertueuse de notre rentrée, une espèce de méchanceté réjouissante ».
Quant à la réalité, elle ne dément rien, l’écrivain déclare froidement ses nuits ainsi peuplées : « J’imagine la décomposition des corps, notamment de ceux des êtres qui me sont chers, et le devenir de leurs cadavres ».
Cette duplicité entre images et mots offre prise au fantasme : le jeu du double convient bien au jeu médiatique.
Le bon génie
Une enfant qui écrit, qu’on dit surdouée, c’est toujours attirant et inquiétant. Il y a, il doit y avoir du génie, là-dessous. Ou de l’imposture.
L’épopée d’Amélie Nothomb a bien commencé : Philippe Sollers a interdit son premier roman Hygiène de l’assassin au comité de lecture de Gallimard pour suspicion de canular. Françoise Xénakis a avancé l’hypothèse d’un pseudonyme qui masque une personnalité en vue. Il y a donc du métier dans cet ouvrage ?
Une fois posé le jugement, surgit le trouble. Si ces critiques éminents ne veulent pas admettre qu’une fille de 25 ans ( !) puisse avoir écrit Hygiène de l’assassin, c’est qu’il y a là du génie.
Les interviews confortent l’impression initiale : quel destin d’exception, quelles nourritures pour le rêve dans cette livraison intime d’images originales et d’histoires déjà mythiques !
« J’ai été élevée à la fois comme une sauvage parce qu’on ne m’a jamais éduquée, et dans les mondanités jusqu’au cou car mes parents sont diplomates. Je jouais avec les éléphants dans la rue », « À quatre ans, je mangeais à la table de l’Empereur du Japon », « (…) je buvais un whisky en rentrant de l’école et, comme la nuit je ne dormais pas, je descendais dans la cuisine finir les bouteilles de vin. C’est l’anorexie qui m’a sauvée de l’alcool. Sinon, je serais devenue un déchet humain ».
« Mon dîner est composé exclusivement de moisissures : roquefort, fromages bleus (sans pain) et fruits blets ». C’est dans le détail singulier que se nourrit… le mythe.
À la poursuite de Rimbaud, Amélie Nothomb cherche le dérèglement de tous les sens, mais avec des moyens à la portée de tous : qui ne peut tenter l’aventure du fruit blet ? Ou du thé fort, à jeun, qui « provoque un état d’excitation, de tension extrême, et même des vertiges », et la mène à l’écriture ?
Rituels
« Si je n’écris pas quatre heures par jour je deviens méchante », « Je ressens toujours, à ce moment-là un froid abyssal, aussi, même lorsqu’il fait chaud, je suis toujours emmitouflée dans un manteau, un bonnet, une écharpe en laine. Cela me donne une allure inouïe ! Puis, installée dans un coin défoncé du canapé, j’écris à la main, à jet continu, pendant au moins quatre heures d’affilée, parfois beaucoup plus ».
On retrouve un rituel qui sacralise l’acte d’écrire (le thé, les vêtements, l’écriture à la main…) ; il y a dans ces descriptions, à l’évidence, « cette sorte de sécrétion involontaire, donc tabou, puisqu’elle échappe au déterminisme humain » qui caractérise l’Écrivain évoqué par Roland Barthes dans Mythologies.
C’est cela qui fait la puissance de l’image d’Amélie Nothomb : elle colle avec les idées que chacun se fait de l’écrivain, et mieux, de l’écrivain génial puisque jeune et célèbre, puisque sacré et détesté.
Sa force, c’est d’être à la fois caméléon et unique, terriblement : capable de donner à chacun ce qu’il attend sans sembler se trahir elle-même. Voici des comptines japonaises chez Maureen, des recettes dans Elle, des aphorismes surréalistes pour Lui, des éléments de réflexion pour le Vif, des phrases-chocs (« J’ai toujours voulu être le mari de ma sœur ») pour Vingt ans.
Parce qu’elle a décidé d’être écrivain à temps plein, sans compromissions avec un quelconque travail nourricier (et par là trop humain), parce qu’elle avoue un plaisir inouï là où d’autres sèchent, parce qu’elle est à la fois autre toutes celles qu’elle montre, l’auteur des Catilinaires, peut devenir légende.
Mais attention – et c’est toujours le mythe – elle paie le prix à payer pour le génie qu’elle incarne : de l’alcoolisme enfantin à l’anorexie adolescente, en passant par l’insomnie, les cauchemars et la solitude, qui envie Amélie Nothomb ?
Nicole Widart
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°90 (1995)