Dans ses propres nouvelles (La promenade du grand canal, L’ange hurleur, Le chat Lucian…) comme dans ses anthologies (L’Allemagne fantastique de Goethe à Meyrink, Les contes fantastiques complets de Guy de Maupassant, Histoires de doubles d’Hoffmann à Cortazar…) et son pénétrant essai sur Le fantastique féminin, Anne Richter a fait du mystère son domaine d’élection. Sa source d’inspiration.
La réédition à L’Âge d’Homme de deux livres en témoigne brillamment : un recueil d’histoires énigmatiques ourlées d’angoisse, La grande pitié de la famille Zintram, et la remarquable étude Le fantastique féminin, un art sauvage.
Adolescente déjà, elle imaginait un monde fabuleux, palpitant sous le nôtre, quotidien et familier. Un monde où les animaux parlent, où les objets ont une âme, des humeurs, des aventures. Au détour des contes réunis dans La fourmi a fait le coup, publié chez Plon quand elle avait quinze ans, on rencontre un chien qui tient son journal intime, tandis qu’un autre se désole de sa couleur bleue qui le fait moquer et rejeter par tous. Un chat portant des lunettes. Une petite cafetière d’argent désabusée, et une vieille table vermoulue d’un café perdu, qui aimait autrefois raconter son histoire mais que personne n’écoute plus…
Trente ans plus tard, après des essais consacrés à Georges Simenon et au poète Milosz, et ses premières anthologies, Anne Richter tient les promesses de ses contes juvéniles dans La grande pitié de la famille Zintram (Jacques Antoine, 1986).
L’occasion nous est offerte de redécouvrir ses nouvelles insolites, troublantes, où la logique vacille et se fissurent les apparences, dévoilant l’envers obscur du monde visible. La terre n’est plus ferme sous nos pas. L’improbable, l’inexplicable adviennent, cernés d’une plume précise, sobre, concise, qui prête à l’irrationnel la clarté, la simplicité d’une évidence.
Une jeune fille s’isole des siens, dans le silence et l’immobilité, pour devenir une plante. Un tableau révèle à celle qui le contemple que le rêve et la réalité sont mystérieusement liés, et parfois se confondent. Une malédiction frappe tour à tour les membres d’une famille qui, dans leur demeure rongée d’humidité, verdissant comme un grand coquillage, se couvrent lentement d’écailles et se transforment inexorablement en poissons. Un vieil homme voit sa grande maison, qu’il habitait seul, se peupler d’inconnus, prétendus locataires hostiles et méprisants, qui le dominent et finiront peut-être par l’expulser ?
Dans la nouvelle la plus éloquente (L’oiseau gris), un avocat persuade le camarade de jeunesse venu le consulter que « chacun a son angoisse singulière », et qu’à vouloir à tout prix s’en délivrer, « c’est nous-mêmes que nous défigurons, le cœur même de notre être que nous cherchons à étouffer ». Mais de cette peur qu’il faut apprendre à apprivoiser, il arrive qu’on meure, transpercé par le bec tranchant d’un oiseau cruel.
Ainsi sommes-nous pris, d’un récit à l’autre, dans la fatalité des métamorphoses, le piège des sortilèges, « le tournoiement vertigineux des possibles »
Les contrées ombreuses de l’imaginaire
En tête de son ouvrage sur Le fantastique féminin, un art sauvage (Jacques Antoine, 1984, nouvelle édition revue et augmentée), Anne Richter a placé ces mots prenants de Mary Shelley : « Laissez-moi descendre sans peur dans les cavernes les plus reculées de mon propre esprit, porter dans les replis les plus sombres la torche de la connaissance de soi ». Créatrice, à vingt ans, de Frankenstein (1818), dont le nom a largement supplanté le sien, Mary Shelley a donné à la littérature fantastique féminine son premier roman d’envergure.
Explorant le parcours original des femmes dans ces contrées ombreuses de l’imaginaire, Anne Richter nous montre comment George Sand, dans ses romans, a « refoulé, répudié l’artiste fantastique qu’elle cachait au fond d’elle ».
Elle évoque finement la personnalité complexe de Selma Lagerlöf, oscillant entre un réalisme minutieux et la magie des légendes et des songes, et nous donne envie de relire sa célèbre épopée poétique Le merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède, et surtout ses contes et romans fantastiques, tel le saisissant La charrette de la mort. Se penche sur les envoûtantes histoires de fantômes d’Edith Wharton et cite ce trait de la grande romancière américaine : « La vraie substance est tout au fond, non à la surface », qui annonce « le fantastique des profondeurs » des romancières modernes. À la même époque, Virginia Woolf ne cessera de poursuivre son fascinant voyage « vers l’autre côté de la vie, vers le lieu situé derrière les objets et les êtres ».
Parmi les contemporaines, elle salue Karen Blixen, dont les contes suggèrent que le fantastique est « une illumination, une révélation, une sagesse plus haute que la conscience ». Suit le chemin et l’œuvre pareillement tragiques, dévastés, d’Anna Kavan.
Elle s’attarde sur les romans lyriques de Monique Watteau (née à Liège en 1929), hantés par le désir de retrouver un paradis perdu, l’âge d’or des origines ; de renouer le pacte avec la nature, que les hommes ont trahi. L’héroïne de L’ange à fourrure (1962) laisse éclater, avec une voluptueuse jubilation, sa nature sauvage, animale.
C’est peut-être dans les livres de Pierrette Fleutiaux, notamment Histoire de la chauve-souris (1975) qui enthousiasma Julio Cortazar, qu’Anne Richter voit le mieux s’incarner la quête, aussi captivante que difficile, où s’est engagée la femme, d’une identité personnelle.
Au terme de son attentive traversée de cet « art sauvage », encore méconnu, traversée qui réconcilie travail de recherche, d’analyse, de critique, et plaisir de raconter des livres, d’en faire sentir l’esprit, la chair, le climat, le ton, elle pose la question : « Ne faut-il pas écouter les rêves féminins qui sont plus importants qu’on ne pourrait le croire ? »
Son essai y invite, qui embrasse et sonde, à travers ses sensibilités différentes, ses intuitions profondes, son sens du mystère, l’imagination féminine, étouffée durant des siècles, mais qui a su se libérer, affirmer son originalité, apporter souffle, couleurs et vibrations à la littérature fantastique.
Francine Ghysen
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°167 (2011)